Encore feministes !

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LES MOTS QUI SAUVENT (colloque, 20e anniversaire )
+ rassemblement, Montréal, 6 décembre 2009

 

« le nom de chaque femme écrit en lettres de sang
sur l'ardoise grinçante d'une haine entretenue de si loin
»
Élaine Audet, poète québécoise

« J'haïs les féministes ! », crie Marc Lépine avant de tirer sur les étudiantes de Polytechnique.
« J'haïs », crie-t-il en séparant les voyelles. Moi, Française, j'entends aussi « jailli », comme un vomissement de haine. Si les assassins français ne crient pas « je te hais » aux femmes qu'ils tuent, non plus que les machos français aux féministes qu'ils insultent, mais plutôt « je te déteste », c'est seulement parce que le verbe « haïr » est rare ; en effet, la haine machiste est partout la même.
Haine secrétée par des millénaires de pouvoir patriarcal et de domination masculine. Haine des femmes, du féminin, et des « maudites féministes », ces résistantes à l'ordre établi machiste, ces révolutionnaires qui rêvent d'un monde de respect, d'égalité et de justice, et réussissent cette alliance rare : la puissance d'imaginer ce monde et la force de travailler à le réaliser.
Haine des femmes, en particulier des plus douées, et haine redoublée visant les féministes, lucides, courageuses et généreuses (ces féminins pluriels embrassent les hommes féministes !)

***

Le machisme est un système mental et politique qui nous englobe toutes autant que nous sommes, sature l'espace (il suffit de voir les immenses panneaux de publicité sexiste) et imprègne la langue, notre langue. Même nous, qui en sommes particulièrement conscientes, devons jour après jour travailler à défaire l'emprise permanente que le machisme exerce sur nos esprits. Apprendre aussi à résister à la contagion de la haine, qui peut prendre la forme de la haine de soi.
Haine, dégoût et mépris du sexe et de la sexualité, ressentis comme sales, honteux et dégradants, ce dont témoignent aussi bien la prétendue « immaculée conception » de Marie que l'insulte « sale pute » adressée à toute femme qui regimbe contre l'ordre machiste.
Haine et dégoût de la graisse, du poil, de l'odeur ; haine du sang menstruel, du corps ménopausé, des cheveux blancs ; haine de la vulve, du vagin et du clitoris ; haine du sexe ouvert, de la béance, du vide.
Haine du féminin en soi, de l'intériorité, de l'intime ; haine du mou, du délicat, du fragile ; haine et mépris de la personne pénétrée, comme en témoignent l'insulte « enculé » et les mots, toujours péjoratifs, qui désignent la pénétration vaginale (baiser, foutre, niquer, posséder, to fuck et tant d'autres).
Exaltation imbécile de l'érection, célébration démentielle de la grandeur, course absurde à la hauteur, des clochers aux gratte-ciel, tours de Babel promises à l'effondrement, car rien ne dure qui se fonde sur l'orgueil et l'envie d'écraser l'autre.
Assimilation de la verge à une arme, du corps féminin à un champ de bataille, de l'acte sexuel à la pénétration-blessure et à l'éjaculation-souillure. Exaltation criminelle de la guerre, de la violence, du viol. Revendication du port d'arme comme preuve, signe, marqueur de virilité. Adoration de la force, mépris de la douceur ou de la tendresse, tout juste bonnes pour des « gonzesses » ou des « tapettes » (vous diriez des « bonnes femmes » et des « fiffs »). Pulsion de mort, envie de destruction, désir d'anéantissement de l'autre.

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Et maintenant, allons vers la lumière et la vie ! « Le féminisme n'a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours. » C'est avec des banderoles portant cette phrase de la grande féministe française Benoîte Groult que nous, "Encore féministes !" ou Chiennes de garde, manifestons dans les rues de Paris le 8 mars et en toute autre occasion. C'est aussi cette belle devise qui est le titre du tract que nous distribuons tous les ans, le 6 décembre, place du Québec à Paris, à des centaines de passants intrigués par la cérémonie que nous organisons ce jour-là et dont je vais vous parler maintenant.
Comme vous, nous avons choisi de déposer des roses blanches, une par femme assassinée. Des fleurs pour nous souvenir des balles, le blanc de la paix, celui de notre ruban, à opposer à la haine, et des roses pour des jeunes femmes tuées à la fleur de l'âge, contre l'épine d'un assassin qui choisit de s'appeler Marc Lépine quand il changea de nom en 1982, à l'âge de 18 ans .

Année après année, fidèlement depuis 2000, chaque 6 décembre nous retrouve à Saint-Germain-des-Prés, sur la place du Québec. Avant de vous raconter notre cérémonie, je reviens à son origine, l'écho qu'a eu en France la tuerie de Polytechnique. Un écho minime, qui n'a pas dépassé le réseau féministe. Pour ma part, sans connaître personne au Québec, je me tenais au courant de l'actualité de votre pays, dont j'admirais la vitalité du mouvement féministe. Je recevais La Gazette des femmes, j'avais été abonnée à La Vie en rose, j'avais lu Québécoises deboutte ! et Les Têtes de pioche.

Dès le 7 décembre 1989, l'information se diffuse parmi nous, par fax et par téléphone. Une réaction s'organise, et je reçois une proposition : nous retrouver le soir même place de la Sorbonne avec une fleur et une bougie. L'invitation émane du groupe d'Antoinette Fouque, dont tout me sépare. Néanmoins, l'enjeu me semble assez important pour que je dépasse les dissensions. Je participe donc au rassemblement devant la Sorbonne, ce temple du savoir longtemps interdit aux femmes. À la nuit tombée, nous nous retrouvons une quarantaine. Nous déposons nos fleurs, échangeons des propos féministes, contemplons la flamme fragile de nos bougies.

En 1989, mon encyclopédie sur l'histoire des femmes vient de sortir. Dans l'édition suivante, j'ajoute un chapitre, intitulé « La haine », dans lequel je fais le lien entre ce massacre et l'ensemble des violences contre les femmes.
Quand j'ai eu la chance de me rendre au Québec en 2002 à l'invitation de Diane Lavallée et du Conseil du statut de la femme, et d'autres fois ensuite, j'ai noué des liens amicaux avec des féministes québécoises. J'ai rencontré plusieurs de celles qui figuraient sur la liste que Marc Lépine portait sur lui, avec les noms des femmes connues qu'il voulait aussi tuer. J'ai été effarée d'apprendre que des journaux avaient publié cette liste, ce qui en faisait une bombe à retardement, car le suicide du tueur désignait ces femmes à la haine des masculinistes qui voudraient prendre sa relève.

En France, jusqu'en 1999, rien de notable sur le massacre, qui reste connu des seules féministes.
Le 6 décembre 1999, le Centre national d'information et de documentation des femmes et des familles organise au Sénat une rencontre européenne sur la violence contre les femmes, et m'invite à prendre la parole . Les participant-es, au nombre d'une centaine, arborent le ruban blanc. J'apprends alors que certaines se rendent ensuite place du Québec, où un groupe organise un rassemblement commémoratif . J'y vais avec elles, et suis sensible à la dignité et à l'émotion de la cérémonie. Je demande aux organisatrices si elles ont l'intention de continuer l'année suivante, elles me répondent qu'il s'agissait seulement de marquer les dix ans. Je ressens alors très intensément l'appel d'un devoir, en tant qu'historienne, féministe engagée, citoyenne, admiratrice du Québec, internationaliste, etc., ce qui fait beaucoup de raisons !

Le 6 décembre 2000, place du Québec, j'anime un petit groupe qui m'a suivie depuis l'aventure des Chiennes de garde jusqu'à celle de La Meute contre la publicité sexiste, et nous commençons la première d'une série de cérémonies. Ensemble, nous fondons le réseau mixte et international "Encore féministes !" qui dès le 6 décembre 2001 organise la commémoration. Plusieurs fois, la chorégraphe et danseuse Hélène Marquié assure une « mise en espace » avec récitantes et danse.
Place du Québec, nous étions une vingtaine en 2000, une cinquantaine en 2008. Ne serions-nous qu'une poignée, dans un Saint-Germain-des-Prés désert (pure hypothèse) que nous continuerions, car c'est une responsabilité que nous avons prise, et c'est à vous que nous le devons.

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Parce que je tiens beaucoup à cette cérémonie de Paris, j'ai hésité à accepter votre invitation, mais vous avez su me convaincre que vous vouliez m'entendre dire mon témoignage. Pour la première fois depuis dix ans, je ne suis donc pas présente place du Québec, et c'est mon amie Regan Kramer, originaire des États-Unis, qui me remplace, elle qui m'a assurée de sa participation fidèle tant qu'elle habitera Paris, et de même pour beaucoup d'autres membres, très attachés à cette cérémonie, que je vais maintenant vous décrire .
Nous nous retrouvons peu avant 19h, vêtu-es de noir, arborant notre ruban blanc dont la signification - « Je suis engagée-e contre la violence machiste » - est expliquée sur le tract que nous distribuons aux passant-es, très nombreux/ses à cette heure-là et dans ce quartier central.
Nous délimitons l'espace par des banderoles portant la phrase de Benoîte Groult « Le féminisme n'a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours », et notre nom « Encore féministes ! » Nous accueillons les participant-es, parmi lesquels des représentant-es de la Délégation générale du Québec à Paris, et parfois une personnalité politique française.
Quatorze d'entre nous se disposent en ligne, une rose blanche à la main.
Je commence par rappeler que partout et depuis toujours la haine machiste entrave l'accès des femmes au savoir, je mentionne les premières femmes reçues à l'internat de médecine qui ont été brûlées en effigie dans la rue voisine en 1893, et je souligne que dans le monde aujourd'hui les deux tiers des analphabètes sont des femmes et des filles. Je parle de ces jeunes Québécoises, tuées ou blessées uniquement parce qu'elles étaient des femmes étudiant des matières scientifiques, ce qui est l'une des voies d'accès au pouvoir.
Suit, solennel, l'appel des mortes ; quand chaque nom retentit place du Québec, chacune des quatorze femmes marche lentement, une rose blanche à la main, et va la déposer sur une sculpture au fond de la place. Nous observons ensuite une minute de silence.
Enfin, avec la chorale féministe Les Voix rebelles, nous chantons des chants féministes. Chanter ensemble nous fait du bien après cette tension, ce silence, ce recueillement. C'est ainsi que nous nous unissons en adelphité, ce mot que j'ai proposé pour grouper en une seule notion sororité et fraternité. C'est ainsi que nous élevons nos cœurs en même temps que nos voix pour dire NON à la haine machiste.
Après la cérémonie, qui dure une demi-heure, nous nous retrouvons dans un restaurant proche pour partager un repas et nous détendre dans une atmosphère amicale. Pour nous sentir pleinement vivantes, ensemble.

Dussiez-vous me trouver pusillanime ou « parano », j'ose dire qu'il m'arrive d'avoir peur pendant notre action, moi qui en suis la responsable, quand je regarde les jeunes féministes qui se joignent à nous, ou d'autres, de tous âges, dont c'est la première manif. Et si un tireur nous prenait pour cibles ? Un haïsseur de femmes, un tueur de féministes ? Pour reprendre courage, je pense à l'amour, qui nous unit et nous protège, et aussi, paradoxalement, à la chance que nous avons d'être si isolées, si peu reconnues. Car nous avons beau envoyer des communiqués de presse à des dizaines de journalistes, et diffuser des milliers de tracts tout au long de l'année, rien n'y fait : personne ne s'intéresse à nous. Une seule fois, une radio intellectuelle (France-Culture) a fait un reportage, dans une série sur l'engagement. À cette exception près, notre cérémonie, hélas, ne retient pas l'attention des médias et donc ne risque guère de parvenir à la connaissance d'un éventuel assassin. C'est le bon côté…

Le peu que nous faisons, et que nous sommes les seules à faire en France à ma connaissance, est donc indispensable car, si nous ne le faisions pas, personne, de ce côté-là de l'Océan, n'apprendrait que ce massacre a eu lieu, et il tomberait dans l'oubli, comme tant de faits concernant les femmes. Constamment, nous devons expliquer le sens de notre ruban blanc, raconter encore et encore la tuerie à des gens qui s'étonnent : « Quoi ! Que des femmes tuées ! Mais je n'en ai jamais entendu parler ! Vous êtes sûre ? », et nous rappelons patiemment que oui, il y a eu ce massacre, et puis d'autres encore, mais que les médias ne précisent pas que seules des femmes étaient visées, et que, oui, c'est une catégorie spéciale des massacres de masse, relevant de la haine des femmes et de la domination machiste.

***

Vous nous avez demandé : « Pourquoi se souvenir de Polytechnique ? » Pourquoi persévérons-nous dans cette action concrète, discrète, qui se fait dans l'émotion et la dignité ? Pour que ces femmes ne soient pas mortes pour rien, ce qui serait l'ultime victoire de la violence machiste. Tant que nous parlerons d'elles, toutes ces jeunes mortes continueront à vivre. Nous aussi, en France, nous nous considérons comme dépositaires de leur mémoire. Nous parlons et manifestons posément, sans haine, contre la haine, nous parlons d'accès à l'instruction pour les filles, nous en appelons à l'intelligence et à l'amour.

Oui, « l'amour est plus fort que la mort », et je conclus, en répondant à la haine de Marc Lépine : « Moi, j'aime les féministes ! », et aussi en conjuguant le verbe aimer à l'impératif : « Aime, aimons, aimez ces tisseuses de paix que sont les féministes ! »

Florence Montreynaud, décembre 2009
colloque organisé, pour le 20e anniversaire du massacre, par l'Institut de recherches et d'études féministes (IREF), à l'Université du Québec à Montréal (UQAM)
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rassemblement à Montréal

Le 6 décembre 2009, à 13h, soit exactement en même temps qu'à Paris, compte tenu des six heures de décalage (voir plus bas) a eu lieu à Montréal la manifestation de commémoration des 20 ans du massacre antiféministe de la Polytechnique.
Le rassemblement se tenait tout près de l'UQAM (Université du Québec à Montréal), place Émilie-Gamelin, où venait de se dérouler, à l'occasion de cet anniversaire, un colloque universitaire de haute tenue sur les violences contre les femmes. Nous étions environ 600, des femmes en très grande majorité, bien emmitouflées car il faisait grand froid (un peu moins de 0°, les flaques étaient gelées), mais miss Météo était féministe en ce jour de deuil : alors que les autres années il faisait -10° et parfois même il neigeait, nous avons eu la chance de bénéficier d'un beau soleil de temps en temps, mais avec un vent assez fort qui glaçait les oreilles : j'avais oublié de prendre ma tuque (bonnet) ! Ce sont des détails, certes, mais qui prennent tout leur sens quand on doit passer une heure dehors, debout, ensemble.
Ensemble : c'est cela qui était beau, fort et chaud. Oui, nous nous tenions chaud. À un moment, pour me préserver du vent, je me suis blottie entre deux femmes magnifiquement fortes sous une banderole arc-en-ciel portant le mot AMOUR : je me sentais entourée, protégée, réconfortée. J'ai demandé à plusieurs participantes si elles ressentaient, comme moi, de la peur, et oui, c'était le cas pour certaines. Nous nous trouvions sur une vaste place, entourée de hauts bâtiments avec de multiples fenêtres : comment ne pas penser à un tueur embusqué ? La tuerie du 6 décembre 1989 ne nous a-t-elle pas fait perdre notre innocence ? Nous, les féministes, rêvons d'un monde de justice et d'égalité, nous agissons de manière mesurée, pacifique, constructive, et certains nous répondent par la haine, une haine qui peut devenir meurtrière. Reconnaître sa peur n'empêche pas de la surmonter et de continuer à avancer sur un chemin de paix et d'amour.
Les débuts du rassemblement ont été l'occasion de retrouvailles joyeuses entre féministes de tous âges : étreintes et baisers nous faisaient du bien, car nous étions rassemblées pour une circonstance douloureuse, comme l'ont rappelé les discours. La première à prendre la parole a été Alexa Conradi, présidente de la FFQ (Fédération des femmes du Québec), qui organisait le rassemblement ; puis on a donné le nom de toutes les organisations qui y appelaient avec pour chacune une phrase énergique sur le refus de la violence machiste, suivie d'applaudissements nourris (qui nous réchauffaient). Deux jeunes hommes ont pris la parole, pour dire eux aussi non à la violence machiste.
Quelques banderoles d'associations, une banderole générale « La violence contre les femmes, c'est assez ! » ; des battements de tambours ; gravité, solennité, tristesse et détermination. Tout autour de la place, à des cordes tendues entre les arbres étaient accrochés des centaines de très grands rubans blancs, qui me faisaient penser à des chemises séchant au vent. Quand ont été lus les noms des 14 victimes du tueur, 14 grands rubans portant chacun l'un de ces noms ont été attachés avec des pinces à linge sur une autre corde. Une chorale, les Voix féministes, a chanté une belle chanson écrite pour l'occasion, et nous avons repris le refrain « Nunca mas ! Nevermore ! Jamais plus ! ». Puis « jamais plus ! » a été scandé avec force, de nombreuses fois. Enfin, une minute de silence, très dense.
Nous avons été invitées à former une chaîne humaine : nous tenions une corde qui courait tout autour de cette grande place, une très longue corde pour plusieurs centaines de mains. La solidarité était palpable, l'émotion aussi, des larmes coulaient, et elles n'étaient pas toutes dues au vent glacial.
Florence Montreynaud