Encore feministes !

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LES MOTS QUI BLESSENT
LES MOTS QUI TUENT

 

Florence Montreynaud, 6 décembre 1999, colloque sur la violence organisé à Paris par le CNIDFF

En union avec les mortes et les blessé-es du massacre d'il y a dix ans, à l'École Polytechnique de Montréal

Qu'y a-t-il dans un mot ? La mort, la vie. Oui, je t'aime, te choisis entre tous, t'accueille dans le nid chaud de mes bras, dans le paradis de l'amour. Non, je te hais, te méprise, te repousse dans l'enfer de la haine, dans le froid de l'indifférence.
Oui, dès l'enfance, je t'accepte, te nomme, t'appelle par ton prénom ou par l'un de ces diminutifs qu'invente l'amour. Non, je te refuse, tu m'agaces, me bouffes la vie, je te repousse, me moque de toi, te nomme par l'un de ces diminutifs cruels qu'invente la haine, parce qu'elle refuse la différence. Tes cheveux sont roux, ou tes oreilles décollées, tu es grande ou petite, grosse ou maigre, poète ou rebelle. De cette singularité je fais un sobriquet, un stigmate, une étoile jaune. Je te nie dans ce qui est le plus toi-même, je te refuse d'être toi-même. Tu est nul-le, tu n'es rien, tu n'existes pas pour moi. Je peux te tuer par le rire méchant, et te fais vivre par le sourire bienveillant.
« Ma mère ne m'aimait pas. » Publicité du dernier livre de Gisèle Halimi. Blessure intime exposée à des millions d'exemplaires. Son action, sa vie expliquées ainsi, par ce manque d'amour originel. Comme elle, tant de femmes, tant d'hommes ont été mal aimés, par une mère ou par un père qui ne savait pas, qui n'avait pas appris elle-même ou lui-même, qui n'avait pas été aimé-e ou avait été mal aimé-e, trop ou pas assez. Et c'est ainsi, hélas, que la chaîne peut se perpétuer. La chaîne de la haine. Qui la rompra ?

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Haine de la femme et du féminin. Nous commémorons aujourd'hui le massacre de l'École Polytechnique à Montréal, il y a dix ans. « J'haïs les féministes », a crié Marc Lépine avant de tirer dans le tas. Le tas, c'est nous les femmes, nous les féministes. Certains hommes nous haïssent seulement parce que nous sommes des femmes, parce que nous osons demander du respect. Tout un système de haine et de mépris régit notre culture. Il désigne les femmes comme les responsables de tout. « Madame, vous êtes la mère », dit le psychiatre à la mère de l'enfant autiste. « C'est elle qui m'a racolé », dit le « client » de la prostitution. « C'est elle qui m'a provoqué », dit le violeur : en effet, je vous le demande un peu, que faisait-elle à cette heure-là dans la rue, sans tchador ?
Le simple fait d'exister nous condamne. Je respire, moi féministe, et c'est une provocation, je bouge un cil, et on me traite d'hystérique, je demande des droits égaux à ceux des hommes et on me traite de - horreur ! - « féministe », ce qui pour certains est bien pire que « pute ». Dans un monde qui n'a encore jamais admis la mixité, c'est-à-dire la coexistence des hommes et des femmes dans l'égalité et le respect, nous les femmes ne sommes pas légitimes, nous sommes de trop. Pour nous arrêter, nous interdire, nous punir, nous blesser, des mots, toujours des mots : les plus grossiers - « pute », « pouffiasse », « greluche », « sac à foutre », « pétasse », « paillasse à bicots » -, ou des mots plus présentables - « professionnelle », « spécialiste », « experte » -, mais en quoi, je vous le demande ? Et l'écho répond : « En pipes ! »
Notre argent n'est jamais légitime. On refuse des femmes qui veulent aller le dépenser au Fouquet's. Notre pouvoir est toujours d'origine douteuse. Une femme « publique »…, c'est tout dire. Quoi qu'elle fasse, toute femme est suspecte. De toutes façons, nous avons tort. Même notre féminité n'est jamais légitime. Nous sommes trop féminines ou pas assez. Jugées d'avance et toujours perdantes. Comme dit Isabelle Alonso du macho : « Pile je gagne et face tu perds. »

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Comment en sortir ? Comment gagner tous ensemble ? Réfléchir aux mots, déjà. Polir et décortiquer, analyser et encore réfléchir. Ne pas nous dévaluer nous-mêmes. La litanie des « Je ne sais pas, je ne saurai jamais, je n'y arriverai pas, je suis bête, nulle en math, trop maladroite… » Non. Je suis comme je suis. J'ose être.
Réfléchir à l'origine des mots. Quel dommage de dire : « Je suis con. Pauvre con ! Sale con ! » Con, c'est le vieux mot français qui signifie vagin. Pourquoi assimiler cette merveille de la nature à la bêtise ? À quelqu'un qui disait d'un autre : « Il est con », Léautaud répondait avec esprit : « Mais non, il n'en a ni l'agrément ni la profondeur. »
Dire les mots propres, les mots justes. « Elle a été violée » et non « Elle s'est fait violer ». « Agresseur ou criminel sexuel sur enfant » et non « pédophile ». « Putanier » ( le mot ancien pour « acheteur de services sexuels ») et non « client ».
Apprendre les mots de l'acceptation, de la bienveillance. « Oui, je t'écoute », au lieu de « Non, j'ai mieux à faire ». Et si je suis occupée ? « Attends un instant, je termine ce que je suis en train de faire. À toi, maintenant ! Je suis à toi. »
Oui. Le mot de l'amour. Oui, je te donne mon attention, mon écoute. Je suis moi, pleinement moi. Tu es toi, je te reçois, nous allons tisser ensemble, trame et chaîne. Chaîne de l'amour. Trame de la vie. Tissu de nos vies.