Encore feministes !

Sommaire

Et la prostitution ?
Encore une bonne raison d'être "Encore féministes !"
Imaginons un monde sans prostitution…

Dans le passé, nous avions un mouvement féministe qui comprenait que le choix d'être battue par un homme pour assurer sa survie économique n'était pas un vrai choix, malgré l'apparence de consentement donnée par le contrat de mariage. Maintenant, on veut nous faire croire, au nom du féminisme, que le choix d'être baisée par des centaines d'hommes pour assurer sa survie économique est un vrai choix, exempt de toute contrainte.
Catherine MacKinnon, féministe des États-Unis

La prostitution dit quelque chose d’essentiel sur notre société : qu’elle est une société marchande, qu’elle aime moins le plaisir que l’argent, moins l’amour que le profit, moins les individus, hommes et femmes, que les clients, moins les citoyens que les consommateurs.
André Comte-Sponville, philosophe français

Si vous êtes d'accord, si en tant qu'homme vous dites NON à la prostitution,
signez le manifeste "Nous n'irons pas au bois" (action lancée en sept. 2011)

Voir aussi :
- "Faire l'amour, pas la haine - Non à une virilité machiste !"
- Au sujet du colloque « Handicap, Affectivité, sexualité, dignité », qui a lieu le 26 novembre 2010 à la Mairie de Paris :
Sexualité, intimité : ni violence, ni marché ! (texte cosigné par notre réseau)
- Acheter du sexe n'est pas un sport : pétition contre les bordels du Mondial de foot masculin
- un texte sur l'affaire Ambiel (avril-sept. 2004)
- "Interdit aux femmes": une rue de Hambourg, 18 avril 2003
- l'action n°8 (3 Juillet 2002) "NON aux 'maisons closes' !"
-
"Payer pour ça, c'est nul !" (témoignages d’hommes)
- Un texte d'Andrea Dworkin sur la pratique prostitutionnelle de la "danse-contact" (lap-dance)
- Collectif national de droits des femmes (France) : Appel à la manifestation contre le système prostitutionnel. le 10 décembre 2002 à Paris
- Pour sortir du silence, par Wassyla Tamzali (déc. 02)
- Un texte de Richard Poulin : Quinze thèses sur la mondialisation de la prostitution (mai 2005)
- Des témoignages de femmes ayant réussi à quitter la prostitution


Textes de Florence Montreynaud
(les plus récents en premier)
Outre un livre sur la prostitution (Amours à vendre, Les Dessous de la prostitution, éd. Glénat, 1993, épuisé), elle a écrit de nombreux articles au sujet de ces hommes qui paient pour "ça", qu'elle appelle des viandard ou des putaniers. Elle a étudié ceux qu’on nomme "clients", ces hommes dont les demandes légitiment le système prostitutionnel. Elle prépare un livre sur ceux qui refusent ce système de violence et d'exploitation, et qui disent : "Moi, je ne suis pas 'client' !"

"Pas de ça chez moi !", nov. 02

Se prostituer : est-ce l’un des droits humains ? l’Humanité, 5 sept.-02

"Faut-il punir les clients de la prostitution ?", Le Monde, 6 juin 2002

interview par Philippe Barraud, publiée dans L’Hebdo (Lausanne), 31 juillet 2002, sur le thème : « Faut-il tolérer la prostitution ? »

"Réglementer la prostitution ou punir les 'clients' ? Pour échapper à cette alternative, un pari sur l’éducation " (2 juillet 2002)

"Je paie, donc j'ai le droit", tract, mai 2002

Comment nommer ceux qui paient pour « ça » ? Remplaçons le nom « client » par un mot péjoratif !, (No Pasaran !, hors série n°2, déc. 02)

Autres articles : "Combien de clients ?", "Femme de client", etc.

Les clients de la prostitution, ces inconnus… (Manière de voir, bimestriel du Monde diplomatique, n° 44, mars-avril 1999)

À lire : d’autres textes, du député européen Alain Lipietz (Vert français), sur son site http://lipietz.net/mot.php3?id_mot=25
et en particulier http://lipietz.net/article.php3?id_article=184

******************************************************************************

« Pas de ça chez moi ! »
Loin de résoudre le problème de la prostitution,
la répression ne fait que le déplacer.
Il faut développer l’éducation sexuelle.

« Pas de ça dans ma famille ! », disent ceux qui se soucient du qu’en dira-t-on ; pour eux, la « pute », c’est l’autre, objet de mépris mais aussi de fascination. Ce ne peut être ni leur mère, ni leur sœur, ni leur épouse, ni leur fille, qui doivent rester dignes de respect. Dans les groupes où la morale sexuelle est d’une rigueur implacable pour les femmes, tandis qu’elle est beaucoup plus accommodante pour les hommes, une femme, ou une jeune fille, si elle est soupçonnée de se conduire « mal », est traitée de « salope » et de « pute », et elle peut aussi être sévèrement punie, parfois rejetée, ou pire encore.
« Pas de ça dans ma rue ! », disent les riverains qui pensent à leur tranquillité et au « mauvais exemple » donné à leurs enfants par le spectacle des personnes prostituées. Pour eux, la « pute », c’est la gêneuse, et parfois l’ennemie, qu’il faut chasser comme un animal nuisible. Ils s’organisent, manifestent et pétitionnent, et crient victoire quand le problème a été déplacé… sur le trottoir d’en face.
« Pas de ça dans ma ville ! », disent les maires qui pensent à l’ordre public autant qu’à leur réélection ; pour eux, les personnes prostituées sont causes de nuisances, et elles ne votent pas. Qu’ils soient de droite (à Strasbourg ou à Aix-en-Provence) ou de gauche (à Lyon), ils ont pris ces derniers mois des arrêtés qui ont surtout eu pour effet de déplacer le problème dans la commune d’à côté.
« Pas de ça dans mon pays ! », signifie Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avec un projet de loi visant à punir les personnes prostituées en leur infligeant de lourdes amendes. Selon lui, « la prostitution est un problème douloureux pour celles qui y sont livrées et insupportable pour les gens qui habitent là où elles sont légion. » (Journal du dimanche, 29 sept. 2002) Opposer de façon aussi cynique le « douloureux » à l’« insupportable », c’est désigner ceux qu’on plaint le plus : les infortunés riverains !
Tout en reconnaissant que les personnes prostituées sont en grande majorité victimes de réseaux proxénètes, le nouveau gouvernement a décidé de faire comprendre aux chefs de ceux-ci que leurs trafics doivent s’exercer ailleurs. Par exemple aux Pays-Bas ou en Allemagne, où l’exercice de la prostitution est réglementé, c’est-à-dire toléré dans des établissements commerciaux n’admettant que des personnes prostituées dont les papiers sont en règle. Ce dernier changement ne résout donc pas davantage le problème : alors que les trafiquants sont depuis longtemps passés à l’échelle mondiale, la seule qui vaille, l’Europe, dans laquelle coexistent des pays aux politiques envers la prostitution radicalement différentes, est incapable de s’accorder sur des principes communs.

« Pas de ça chez moi ! » : ce n’est pas tant le « ça » qui pose problème que le « chez moi ». Ce qui compte pour la majorité de ceux qui s’expriment bruyamment, c’est ce qui est visible, ce qui les dérange : « ça » ne doit pas se passer chez eux, sous leurs fenêtres, sur leur territoire préservé. Si « ça » se passe dans une maison discrète, ou sur un terrain vague loin de la commune, « ça » devient supportable.
En quoi consiste « ça » ? Des hommes paient pour disposer sexuellement d’une autre personne, femme, homme ou enfant, qui ne les désire pas, et qui n’attend d’eux que leur argent. Ces hommes, ce ne sont ni des extra-terrestres, ni des monstres. Ce sont nos voisins, et parfois nos pères, nos frères, nos maris. Comment faire pour que ce ne soit pas nos fils et nos filles ?
Jamais dans l’histoire une politique uniquement répressive n’a résolu un problème de société. Si le proxénétisme mafieux fait l’unanimité contre lui, tout un système proxénète continue à prospérer, aussi bien dans les journaux gratuits, avec leurs pages de petites annonces racoleuses, que dans les hôtels de luxe qui fournissent sur demande, avec la chambre, de la viande fraîche et élégante.
En France, après des décennies d’hypocrisie et de répression aléatoire, les positions sont aujourd’hui mieux définies. Tandis que la droite, revenue au pouvoir en mai 2002, semble avoir décidé de punir les personnes prostituées, la gauche, qui a conquis la mairie de Paris en mars 2001, s’oriente vers la répression des hommes qui les paient, tout en annonçant une campagne de prévention et d’information. Christophe Caresche, député socialiste de Paris, a l’intention de déposer une proposition de loi visant à punir les « clients », ces hommes que je préfère appeler des viandards, car client est un mot trop positif pour qualifier une pratique relevant de l’atteinte à la dignité humaine et, en général, de l’exploitation de la misère.
Pour la gauche, le modèle affiché est la Suède, où une telle loi est entrée en vigueur en 1999 et où la prostitution de rue, déjà peu abondante, a très sensiblement diminué depuis lors. On oublie que cette loi marquait l’aboutissement d’un processus engagé depuis plus d’un demi-siècle. On ignore que l’éducation sexuelle, introduite à l’école à titre facultatif en 1942, est devenue obligatoire, pour toutes les classes, en 1956. On fait l’impasse sur ce gigantesque travail pédagogique qui, année après année, a fini par toucher l’ensemble de la population en modifiant les mentalités. Même si la prostitution existe sous d’autres formes, un consensus s’est peu à peu établi sur deux principes fondamentaux : les personnes prostituées sont des victimes de violences ; payer pour acheter du sexe n’est pas bien ; ceux qui continuent à le faire, en Suède ou à l’étranger, en ont conscience.
On en est loin en France où la prostitution est encore dans bien des milieux un sujet de gaudriole et où l’opinion publique est majoritairement favorable aux bordels, comme le montrent des sondages récents. Malgré la circulaire Fontanet de 1973 qui prévoyait l’instauration de l’éducation sexuelle à l’école, en 2002 seuls 60 % des élèves de secondaire ont bénéficié de deux fois deux heures d’information sur ce sujet, généralement en classe de quatrième et de troisième, cette durée étant à peine suffisante pour faire passer les notions de base sur la contraception et sur la protection contre le sida. Comment pourrait-on faire comprendre en outre ce que sont le respect de soi et de l’autre, le désir et le plaisir ?
Dans la société française de 2002, comment remédier à l’ignorance si répandue en matière de sexualité ? Comment déraciner les préjugés sur la légitimité des prétendus « besoins sexuels » des hommes, produit de la culture machiste ? Comment, dans le pays des droits de l’homme, faire valoir le droit des femmes à dire non à une sexualité trop souvent vécue sur le mode de la domination ?
La réponse existe, et son application demande du temps et de la patience. Il faut informer, écouter, expliquer, pendant des heures, pendant des années. Il faut diffuser des documents, faire des campagnes, parler de dignité humaine et de droits humains, de plaisir et de liberté, de désir et de pouvoir. Il faut mettre à l’honneur le respect de soi et celui d’autrui, notions incompatibles avec la prostitution. Il faut faire comprendre pourquoi on veut punir. Avec des mesures répressives, on obtient des résultats à court terme, mais on ne fait que déplacer le problème. Pour que les collégiens d’aujourd’hui ne soient pas les viandards de demain, il faut voir plus loin que l’échéance des prochaines élections. Il faut du courage, de la pédagogie et de la persévérance.
nov. 02
******************************************************************************


Se prostituer : est-ce l’un des droits humains ?
(texte paru dans l’Humanité du 5 sept.-02 sous le titre « Mon corps est à moi ? »)

« Mon corps est à moi, j’en fais ce que je veux », disent certaines femmes prostituées en revendiquant la dignité de leur « métier », et l’appellation de « travailleuse du sexe » ou de « vendeuse de services sexuels ». Peut-on pousser aussi loin la logique de la revendication féministe des années soixante-dix — le droit de disposer de son corps ?
Si « mon corps est à moi », c’est dans la limite d’une acceptation sociale qui, en Occident, va croissant. Je n’ai pas le droit de sortir nue dans la rue, ni de déféquer en public, mais je peux me mutiler, et je peux me suicider. En revanche, le corps d’autrui ne m'appartient pas. Il est interdit de mutiler quelqu’un, ou de l’aider à se suicider.
Refuser un rapport sexuel non désiré est un droit humain, et la connaissance de ce droit est l’un des progrès de la conscience humaine dus aux féministes. Renoncer à ce droit, en vendant l’accès à son sexe sans désir, en traitant son propre corps comme un moyen, est un acte qui ne concerne pas seulement une personne. C’est un marché qui engage deux personnes et, au-delà d’elles, une société qui le tolère, l’organise ou l’interdit. C’est un échange qui touche à une valeur universelle : la dignité humaine.
Il y a en France des millions de « viandards », de ces hommes qui louent un orifice d’un autre corps, de femme, d’homme, ou d’enfant, sans se soucier de ce qui a amené à se prostituer des personnes à l’itinéraire souvent marqué par des violences. Acheter l’accès au corps d’autrui serait-il l’un des droits de l’homme, ou plutôt du mâle français ?
L’argent donne-t-il tous les droits ? Non, car le corps humain ne peut pas faire l'objet d'un marché. Non, car le corps humain n’est pas une marchandise. C’est un principe du droit français : le corps humain est inaliénable, c’est-à-dire que nul ne peut ni le vendre, ni l’acheter, ni le louer, en totalité ou en partie. Le Conseil d’État a déclaré illégale la location d’utérus (les « mères porteuses »). Sur quels fondements pourrait-on admettre, et à plus forte raison organiser, la location d’un vagin, d’un anus ou d’une bouche, le commerce de viande humaine ?
Louer un orifice de son corps pour un usage sexuel n'est ni un service ni un métier comme les autres. Certains défendent le droit de se prostituer, et le nomment prostitution « libre » ; ils se limitent à condamner le fait d’être prostitué-e, appelé prostitution « forcée ». Pourtant, une exploitation indigne, même consentie, même présentée par la victime comme le résultat d’une décision personnelle, reste une exploitation indigne.
Que des femmes prostituées cherchent à renforcer leur estime d’elles-mêmes par des déclarations d’auto-valorisation, cela peut se comprendre. Quand des personnes non prostituées leur font écho, il arrive qu’elles se laissent duper par des proclamations d’indépendance, souvent fallacieuses, car aucune prostituée ne peut reconnaître en public qu’elle est sous la coupe de proxénètes. Un des exemples les plus frappants est celui d’Ulla, meneuse de la révolte des prostituées lyonnaises en 1975 ; elle prétendait se prostituer librement mais, quand elle changea de vie, elle s’étonna : « Comment avez-vous pu me croire ? »
Se prostituer ne peut pas être un droit. Le droit qu'il faut gagner pour tous les humains est celui de ne pas se prostituer, le droit de n’être pas prostitué-e, tout en obtenant que les personnes prostituées aient des droits en tant que personnes et non en tant que prostituées. Il faut affirmer le droit de se soustraire à l'exploitation sexuelle et aider ceux qui cherchent à y échapper. Il faut contester le droit que se donnent certains, de par leur argent, d’accéder au sexe d’autres personnes. Il faut expliquer les causes premières de la prostitution : la demande des « viandards », et la marchandisation de la sexualité. Il faut dire qu’une personne n’est pas une marchandise. Une personne est une personne.

******************************************************************************

Faut-il punir les clients de la prostitution ? (texte publié dans Le Monde, 6 juin 2002)

À Strasbourg comme dans le 17° arrondissement de Paris, des riverains excédés manifestent contre la prostitution et ses nuisances : allées et venues bruyantes de voitures dans des rues calmes, scènes pornographiques visibles des fenêtres des maisons, préservatifs usagés retrouvés le lendemain sur le sol. « Pas de ça devant chez moi ! » : cette protestation est aussi ancienne que la prostitution de rue, et l’on en trouve des exemples depuis le Moyen Âge ; en anglais, c’est une expression proverbiale : « not in my backyard ! », autrement dit « qu’elles aillent faire ça ailleurs ! » Bien sûr, cela ne fait que déplacer le problème, mais ce sera à d’autres de récriminer. Il s’agit du principe, bien connu des jardiniers, qui consiste, pour se débarrasser des taupes, à les envoyer chez le voisin.
Fait nouveau, à Strasbourg comme à Paris : des riverains réclament qu’on punisse les clients, alors que pour la loi il n’y a de délit qu’en cas de recours à des personnes prostituées mineures. Savent-ils que la prostitution est libre en France, et que seule l’exploitation sexuelle d’autrui, le proxénétisme, y est interdite ? Il leur paraît évident que, s’il y avait moins de clients, il y aurait moins de prostituées plantées le long des rues à les attendre. Ils espèrent que la peur du gendarme découragera une partie des hommes qui paient pour « ça ». Ils ont vu ou lu des reportages sur la Suède, seul pays d’Europe où les « acheteurs de femmes » risquent une amende ou une peine de prison : grâce à une loi, entrée en vigueur en 1999 et qui n’a donné lieu qu’à trente-sept condamnations, la prostitution de rue a en effet disparu de Suède.
Alors, faut-il punir les clients de la prostitution de rue, aujourd’hui en France ? Ma réponse est non.
Les différences des mentalités entre les deux pays sont considérables. L’éducation sexuelle à l’école est très peu développée en France, alors qu’elle a été introduite dès 1942 en Suède et qu’elle y est devenue obligatoire en 1956, dans toutes les classes à partir du primaire. Après un demi-siècle d’explications pédagogiques sur le fait que la relation sexuelle est le fait d’adultes responsables, qu’elle doit se pratiquer dans le respect du corps et du désir de l’autre, qu’il est mal de payer pour acheter un corps, le gouvernement suédois a décidé que le temps de la répression était venu. Ni proclamations martiales, ni déploiements de forces sur le terrain : avec deux policiers à plein temps pour toute l’agglomération de Stockholm (1 million d’habitants), le problème de la prostitution visible a été résolu en quelques mois.
La situation est très différente en France. De même que rouler trop vite ou lancer des remarques sexistes sur les passantes, payer une prostituée relève de la culture dominante et bénéficie d’une indulgence quasi générale. L’épouse elle-même, si elle l’apprend — la majorité de ces « acheteurs de corps » sont mariés ou en ménage —, se console en estimant que c’est moins dangereux pour le couple qu’une liaison durable. Payer une ou des « filles » fait partie des rituels machos, tels l’enterrement de la vie de garçon la veille du mariage, la « troisième mi-temps » des sportifs, ou les sorties collectives des appelés (jusqu’à la disparition du service militaire en 1999). C’est souvent à l’armée, conservatoire de la virilité traditionnelle, que de jeunes hommes, sous l’effet de l’entraînement par le groupe, ont commencé à payer pour « ça ».
Au Royaume-Uni, la presse dénonce les hommes politiques ayant eu recours à une personne prostituée ; ils sont aussitôt déshonorés et leur carrière est ruinée. Rien de tout cela en France où, si cela se sait, rien n’en filtre dans la presse ; l’homme en question passe tout au plus pour « un chaud lapin », ce qui ne nuit en rien à sa réputation.
Les dirigeants politiques français se gardent bien d’aborder en public le sujet périlleux de la prostitution. Depuis des décennies et malgré les textes internationaux ratifiés par notre pays, l’État affecte des moyens dérisoires à la lutte de ce qui est pourtant qualifié officiellement de « fléau social » : pour la prévention et la réinsertion, il se décharge sur des associations qui font un travail bénévole considérable ; quant à la répression, l’Office central de répression de la traite des êtres humains compte dix-huit fonctionnaires, alors qu’on estime à vingt mille le nombre de personnes prostituées en France, dont la plupart sont sous la domination de réseaux mafieux. Enfin, il n’y a toujours aucune recherche d’envergure sur les comportements et les mentalités des millions d’hommes qui paient pour « ça ».
Certes, les services de police ont démantelé quelques filières de proxénétisme ; certes, des textes législatifs ont été adoptés récemment : en 1994, la pénalisation des clients de prostitués mineurs à l’étranger ; en 2002, la pénalisation des mêmes en France. Néanmoins, la première condamnation, en avril 2002, d’un homme ayant utilisé sexuellement un enfant roumain, porte Dauphine à Paris, a été de deux mois de prison avec sursis. En outre, comme rien n’est prévu pour secourir les victimes, l’enfant est retourné au même endroit attendre les clients.
Les clients : quel mot positif ! En Suède, on emploie depuis longtemps, pour désigner ces hommes, un terme péjoratif (il se traduit en français par morue). C’est l’un des éléments qui témoignent de la prise de la conscience dans l’opinion suédoise du caractère inadmissible de la prostitution au regard des droits humains. C’est pourquoi je propose de nommer ces acheteurs de viande humaine des viandards.
Les punir, aujourd’hui en France, serait un changement trop radical. Comment pourrait-on passer brutalement d’une situation de tolérance hypocrite, voire de complaisance, à une politique de répression ? Il faudrait au préalable mener un gigantesque travail d’information et de prévention, développer l’éducation sexuelle à l’école, enseigner aux jeunes garçons que « payer pour ça, c’est nul ». On en est loin dans la France de 2002, où le fait d’acheter la disponibilité sexuelle d’un autre être humain est largement admis et semble bien être l’un des droits de l’homme.

***************************************************************************

interview de Florence Montreynaud par Philippe Barraud, publiée dans L’Hebdo (Lausanne), 31 juillet 2002, sur le thème
« Faut-il tolérer la prostitution ? », face à une interview de Marcela Iacub qui répond « Oui, si elle est volontaire »

« TOUT MISER SUR L’ÉDUCATION SEXUELLE »

Pour résumer le débat, on se trouve face à une proposition de rouvrir les maisons closes, et face à une proposition de punir les clients. Pour quelle solution penchez-vous?
Pour aucune de celles-ci. Ma position est nuancée. J'ai beaucoup réfléchi à ce qui se passe en Suède, et je suis arrivée à une position incompatible avec une politique axée sur la répression. Depuis trente-deux ans que je me suis engagée dans le mouvement féministe et au Planning familial, ma priorité est de développer massivement l'éducation sexuelle. Quand les garçons auront compris que l'acte sexuel est un acte de responsabilité, qui se fait dans l'échange et la gratuité, ce sera beaucoup plus facile d'expliquer pourquoi la prostitution n'est pas tolérable dans une démocratie qui prône la parité et ne peut encourager une conception aussi machiste de la sexualité.
Mais cela va prendre énormément de temps…
C'est vrai. En Suède, cela a pris 50 ans. L'éducation sexuelle a été introduite en 1942 à titre facultatif, et elle est devenue obligatoire en 1956. Pendant 50 ans, les enfants ont entendu des données de base sur la sexualité, et aussi sur les valeurs morales que la société porte. C'est seulement en 1999 qu'est entrée en vigueur la loi punissant les clients.
L'expérience suédoise est-elle une réussite? Cette information a-t-elle passé dans les esprits?
Oui. Elle a d'abord abouti au résultat recherché: il n'y a plus de prostitution de rue — résultat obtenu avec l’effectif colossal de… deux policiers pour tout Stockholm! Certes, la prostitution n'a pas disparu, mais elle a changé de forme, et ces autres formes, salons de massage, rendez-vous par Internet, etc., ne sont pas d’un accès aussi facile pour les clients, les viandards, comme je les appelle. L’essentiel est la volonté politique de dire non à la prostitution.
Ne peut-on imaginer que la prostitution prenne alors une forme totalement clandestine, et qui échappe à tout contrôle?
De toute façon, la nature de la prostitution est d'être clandestine, parce qu'elle a partie liée avec l'interdit, la transgression, le risque, l'illégalité. C'est la grande illusion du réglementarisme de croire qu'il peut en aller autrement. Dans tous les pays qui ont adopté ce régime — l'Allemagne est le plus connu — la prostitution clandestine continue à exister en parallèle.
Que ce commerce soit réglementé ou pas, cela ne change rien à ce que ce qu'il révèle du statut de la femme…
Pas seulement de la femme! C'est la différence de mon analyse avec l’opposition binaire entre les hommes qui achètent et les femmes qui vendent. En France, un tiers des personnes prostituées sont des hommes, payés par des hommes. Il y a aussi des femmes qui paient des hommes, leur nombre est faible, mais ne peut qu'augmenter. La question est donc plus large, elle touche à la prostitution de la sexualité. Ce n'est pas seulement une partie d’un corps humain qui fait l’objet d’un marché, c’est la sexualité qui est de plus en plus considérée comme une marchandise. C'est là que je situe le problème. Ma position a un fondement éthique: la sexualité, telle que la pratique l'espèce humaine, lui est propre, et c’est par elle que l'humain s'humanise. C'est une manière d'aller à la rencontre de l'autre, et c’est aussi la source des plus grands plaisirs qu’on puisse connaître —et gratuitement ! Si elle est liée à l'argent, au pouvoir et à la misère, cela devient exactement le contraire : un instrument d'avilissement. Payer pour un acte sexuel, cela dénature la sexualité. Pourtant, c'est la façon dont certaines personnes, manquant de confiance en elles ou souffrant de difficultés à communiquer, achètent du pouvoir sur un autre être humain.
Dans vos textes, vous démontez pas mal d'idées reçues, comme celle du "besoin" des hommes. Cela n'existe pas?
Avant que Masters et Johnson étudient l'orgasme féminin (1966), on a vécu pendant des siècles sur des idées fausses, en particulier celle que les femmes étaient insatiables, et on a conclu au 19e siècle qu’il valait mieux qu'elles n'aient pas de plaisir. Le cliché sur les appétits masculins est encore très répandu, mais dire: "S'ils ne vont pas au putes, ils vont violer des femmes!", c'est faux, car ce n’est pas la même structure mentale.
Pensez-vous que les gens y croient vraiment? N'est-ce pas une excuse pour aller voir des prostituées, une justification "physiologique" en quelque sorte?
Ah oui! Les hommes qui disent qu'ils n'en peuvent plus et doivent se vider les couilles ! Si c'était si urgent, ils feraient ça tout seuls, vite fait derrière un arbre. On n'a jamais vu une couille exploser! Le désir est une chose complexe et on ne peut pas le réduire à une explication mécanique. Pourtant si tant de gens croient cela, c’est qu'ils n'ont pas eu d'éducation sexuelle.
"Avoir de gros besoins", cela peut aussi être valorisant pour un homme, non?
Oui. Et cela a à voir avec l'argent et le pouvoir. Dans les métaphores, l'argent et le sperme sont souvent associés.
Aujourd'hui encore, est-on facilement enclin à l’indulgence avec les hommes qui ont une vie sexuelle riche ?
Oui, c’est ce que les féministes du 19° siècle ont appelé « la double morale ». J’ai enquêté dans les cours de récré des petites classes. Un garçon de 10 ans qui embrasse deux filles dans une surboum est valorisé comme un superman, un tombeur; une fille qui fait la même chose est une salope, une allumeuse. Et cela continue pendant toute la vie. Quand ce genre de cliché dure depuis des siècles, on ne peut pas s'en débarrasser en quelques années.
Quant au recours aux prostituées, il y a beaucoup de non-dits et d’hypocrisie, mais cela reste une composante de la virilité machiste communément admise.
J'ai étudié la "première fois" où un homme va aux putes. Souvent, il y a un effet d’entraînement, pendant le service militaire. Ensuite, cela survient dans un moment de crise, l'un des plus graves étant — je vais effrayer les femmes — la grossesse et le premier accouchement. J'ai rencontré des hommes qui étaient allés aux putes pendant que leur femme était à la maternité. Ils étaient seuls, égarés, perturbés par cet éclatement de la cellule conjugale. Dans le reste de la vie, beaucoup ont des arguments de mauvaise foi, comme "Ma femme ne veut pas me faire de pipes!" Mais quand j’ai pu parler avec la femme, j'ai entendu tout autre chose. Chacun se raconte son histoire…
On voit souvent des attitudes complaisantes à l'égard de la prostitution, le regard égrillard lorsqu'on parle des bordels, ou l'idée que les prostituées, au fond, aiment ça… Comment vous situez-vous par rapport à ces clichés?
Je connais trop la réalité pour voir autre chose dans ces réactions que du machisme, de l'ignorance, de l'hypocrisie. Comment des gens peuvent-ils travestir la réalité à ce point, maintenant qu'il existe une telle diffusion de l'information ? Les filières, la cruauté, la brutalité des réseaux sont connues. Ceux qui affirment encore que les prostituées sont vicieuses et aiment ça sont des ptérodactyles, des vestiges du 19e siècle. Mais les proxénètes sont très habiles, et il y a toujours quelques prostituées qu'on envoie au front, dans les médias, pour dire qu'elles aiment ça et qu'il faut en faire une profession reconnue.
Existe-t-il, à côté des réseaux, un "artisanat" indépendant, comme on en voit périodiquement dans les médias?
J'ai été guérie de cette illusion. Souvenez-vous des révoltes des prostituées en 1975, à Lyon : Ulla proclamait qu'elle n'avait pas de souteneur. Quelques années après elle a dit, et je m'en souviendrai toujours: "Comment avez-vous pu me croire?" J'entends ce que ces femmes disent à la télé, je respecte ce qu'elles disent, et leur besoin de le dire, pour affirmer leur estime de soi. Mais si on parle longtemps avec elles, on entend tout autre chose. Alors je leur réponds publiquement : "Madame, vous dites cela et c’est votre droit ; mais qui va parler pour les millions de femmes qui sont battues, enlevées, séquestrées, violées, torturées ? Celles-là, elles n'ont pas choisi et personne ne peut parler pour elles." C'est le dessus du panier qui a la parole; mais celle qui est couchée sur une paillasse, avec 120 hommes par jour qui lui passent dessus, comment pourrait-elle articuler les mots pour dire non ?

*********************************************************************************

Réglementer la prostitution ou punir les « clients » ?
Pour échapper à cette alternative, un pari sur l’éducation

« Il faut réglementer la prostitution », déclare Françoise de Panafieu, maire et députée UMP du 17° arrondissement de Paris, et elle propose dans une interview au Journal du Dimanche du 30 juin d’organiser son exercice « dans des lieux précis — maisons closes ou autres structures — permettant aussi de veiller à la santé publique ».
Le lendemain, Anne Hidalgo, première adjointe au maire socialiste de Paris, annonce sur France Inter que parmi les mesures à l’étude figure la pénalisation des clients. Récemment, plusieurs maires, à Strasbourg, à Bordeaux ou à Aix-en-Provence, ont pris des arrêtés pour réprimer le racolage, celui des personnes prostituées et aussi, fait nouveau, celui des hommes qui paient pour les utiliser sexuellement. Longtemps complaisante ou résignée, l’opinion publique a évolué, et on entend de plus en plus s’indigner de l’indulgence hypocrite dont bénéficient les « clients ». Grâce à de nombreux reportages sur l’enfer de la prostitution ou sur la barbarie des réseaux de proxénétisme, le public commence à prendre conscience que cette offre de prostitution est due à l’énorme demande masculine. Des élus ont décidé de réagir.
Réagir, oui, mais comment, dans un pays où la prostitution est libre ? Seuls le proxénétisme et la traite sont illégaux, mais les moyens de répression mis en œuvre sont très insuffisants. Renvoyer dans leur pays, comme le proposent certains, les immigrées clandestines que sont en majorité les personnes prostituées serait inefficace, car d’autres les remplaceraient aussitôt. La solution est-elle de réglementer la prostitution, ou de punir les clients ?
L’idée de circonscrire la prostitution dans certains lieux, ce qui traduit la volonté de contrôler une réalité jugée nécessaire ou inévitable, revient périodiquement dans le débat public. Avant Françoise de Panafieu, une autre députée de droite, Michèle Barzach, ancienne ministre de la Santé, avait proposé en 1990 la réouverture des établissements de tolérance, fermés en 1946. Or la France a ratifié la Convention internationale de 1949 sur l’abolition de la réglementation, et elle s'est donc interdit d'organiser l'exploitation de la prostitution, ce que des élues devraient savoir. Comment peut-on envisager, dans un pays qui a modifié sa constitution pour y inscrire la parité, que les pouvoirs publics organisent, au bénéfice des hommes, la mise à disposition sexuelle d’une catégorie d’êtres humains ? En outre, la prostitution est contraire à un principe fondamental du droit français, l’indisponibilité du corps humain.
Cependant, une illusion persiste dans l’opinion : des bordels résoudraient des problèmes — gênes pour les riverains des quartiers de prostitution, visibilité du phénomène, conditions de vie des personnes prostituées —, tout en apportant des garanties pour la santé et la sécurité publiques. C’est oublier que les pays réglementaristes, tel l’Allemagne, connaissent une fréquence comparable des viols ou du sida, et que la prostitution clandestine est indissociable de celle qui est réglementée. En effet, les clients, eux, ne se satisfont pas des bordels organisés : on trouve souvent chez eux un désir de transgression, un goût pour la prise de risque, témoins les demandes très fréquentes de rapports sans préservatif.
Alors, faut-il punir ces hommes ?
La municipalité socialiste s’attaque au problème en alliant prévention et répression. Le 1er juillet, elle a annoncé qu’elle allait, entre autres mesures, soutenir davantage les associations de terrain, protéger les femmes qui souhaitent changer de vie, et lancer une enquête scientifique ; en outre, Christophe Caresche, député et adjoint au maire de Paris, a déclaré qu’il déposerait une proposition de loi visant à pénaliser les clients, et comportant aussi une injonction de suivi médical. Traiter ces hommes en délinquants ou en malades serait une révolution en France, pays machiste où payer pour acheter la disponibilité sexuelle d’une personne a toujours été, dans les faits, l’un des droits de l’homme, ou plutôt du mâle, et même davantage : une preuve de virilité.
Quand on voit, parmi bien d’autres exemples, comment est bafouée la loi Evin sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, on peut s’interroger sur le bien-fondé de déclarations répressives à propos des clients de la prostitution : effet d’annonce, ou ambition réelle de changer les mentalités, et dans ce cas, avec quels moyens nouveaux ?
Comment la police parisienne pourrait-elle faire face à une tâche supplémentaire dont on mesure l’ampleur avec une simple multiplication : il y a à Paris environ sept mille personnes prostituées, femmes, hommes et enfants, qui louent leur corps chaque jour à au moins une dizaine d’hommes, et souvent bien davantage. Qui peut croire que la peur du gendarme ou quelques descentes de police médiatisées suffiront à dissuader les millions d’acheteurs de viande humaine, de viandards comme je préfère les nommer, alors que pour beaucoup d’entre eux l’excitation du danger renforcera l’attrait de l’interdit ?
Menacer de punir les viandards peut sembler de bonne politique, si telle est la nouvelle tendance de l’opinion en France, mais la répression n’aura d’effet significatif, au mieux, que dans plusieurs décennies, comme c’est le cas pour la violence routière, autre exemple de comportement machiste trop longtemps toléré.
Il faut bien accepter que les problèmes posés par la prostitution n’aient pas de solution simple à effet rapide. Qu’il s’agisse d’aider les personnes prostituées à s’en sortir, de réprimer efficacement le proxénétisme, de traiter la question complexe et mal connue des viandards, de mener un travail d’information et de prévention, en particulier auprès des jeunes garçons, la difficulté reste la même : pour inverser des tendances profondément enracinées dans les mentalités françaises, il faut une volonté politique massive et durable, ainsi que des moyens financiers et humains colossaux. Agir sur les mentalités, aujourd’hui en France, c’est développer une éducation sexuelle et non sexiste ; c’est expliquer aux millions de viandards, actuels et futurs, que leur argent est la cause de cette mondialisation de l’esclavage sexuel, de cette entreprise de terreur et de déshumanisation ; c’est amener l’opinion publique à comprendre que faire de la sexualité une marchandise, c’est bafouer la dignité humaine.
2 juillet 2002

tract « Je paie, donc j’ai le droit… »
NON aux « viandards » !
La prostitution, ça NOUS regarde !


Le corps d’un être humain n’est ni un jouet, ni un outil, ni une marchandise, parce qu’il n’est pas un objet : il est le corps d’une personne.
Les demandes des « viandards », ces millions d’hommes qui paient pour un acte sexuel, justifient la prostitution et les trafics, régis ou récupérés par des réseaux criminels internationaux. Ces « viandards » sont nos pères, nos maris, nos frères, nos voisins. Ils louent l’accès à un sexe, à un corps humain ; ils ne se préoccupent pas de ce que la personne prostituée vit ou ressent ; ils la paient pour l’utiliser comme de la viande.
Que faire pour que nos fils et nos petits-fils ne deviennent pas des « viandards » ?
Disons NON à cette exploitation !
Enseignons aux garçons et aux hommes le respect de l’autre !

Demandons aux pouvoirs publics et à nos élu-es**
- d’affirmer leur volonté de lutter contre la prostitution de la sexualité.
- de donner aux personnes prostituées la protection qui leur est due en tant que victimes d’une violence spécifique.
- de lutter plus efficacement contre le proxénétisme et les réseaux
- de financer des recherches scientifiques sur le sujet si mal connu des « viandards », de ces hommes qui paient pour « ça ».
- d’organiser un ample travail de prévention, en particulier à destination des jeunes, afin que le recours à des actes sexuels payés diminue et tende à disparaître.

Nous espérons en l’amélioration de l’humanité.
Nous voulons un monde sans prostitution.

Utopie ? « L’utopie d’aujourd’hui est la réalité de demain. » (Victor Hugo)

NON AUX « VIANDARDS » !
OUI AU RESPECT !


NON à leur irresponsabilité
La personne qui est devant eux a le plus souvent été brutalisée, violée, droguée. La majorité des personnes prostituées vivent sous la menace d'un proxénète.
[en italiques, citations de « viandards »] « Ce n’est pas mes affaires. Je la paie, et je ne suis pas le seul ; elle se fait plein d’argent, elle n’a qu’à en mettre de côté. »
NON à leur voyeurisme
Ils passent et repassent, comparent, examinent les corps, la marchandise.
« Et alors ? J’ai bien le droit de mater. Je suis un client, je paie, je choisis. »
NON à leur lâcheté
Ils rasent les murs. Ils ont peur d'être reconnus. Pour acheter un corps, ils vont dans un autre quartier, département ou pays que le leur. Ils s’enfuient dès qu’arrive la police. Pourquoi ? En France, sauf s’ils achètent des mineur-es, ils n’ont rien à craindre de la loi. C'est la personne prostituée qui paiera l’amende !
NON à leurs mauvaises raisons
« Je me sens seul » : est-ce qu’ils se sentent moins seuls ensuite ? Est-ce que cela les aide à mieux communiquer, à avoir davantage confiance en eux ?
« J’ai des fantasmes » : peut-on les réaliser sans se soucier de l'autre ?
Et la « misère sexuelle » ? La majorité des clients sont mariés ou vivent en couple. Peut-on résoudre ses problèmes sexuels en exploitant autrui ?
NON à leur machisme
Seuls comptent leur envie, leur désir égoïste. Et la sexualité de la personne prostituée ? Et son plaisir, son désir, son intimité, sa vie, les raisons pour lesquelles elle en est arrivée à être prostituée ?
« C’est elle (ou lui) qui m’invite, qui me racole. Ce que ressent une pute ? Ce n'est pas mon problème. Je paie, je consomme, nous sommes quittes. »
NON à leur inconscience
Proposer de payer le double pour un rapport sans préservatif, c’est prendre des risques pour eux et pour les prochaines personnes avec lesquelles ils auront des rapports sexuels.
« Je regarde si la fille a l’air propre. Le sida, les maladies ? C’est pour les autres ! Moi, ça m’excite de prendre des risques. »
NON à leur alliance avec les proxénètes
L'argent qu'ils paient risque d'alimenter les pires mafias criminelles.
« Je paie, je consomme ; le reste ne me regarde pas. »

La prostitution, ça NOUS regarde !
REFUSONS-LA, ENSEMBLE !

******************************************

Comment nommer ceux qui paient pour « ça » ?
Remplaçons le nom « client » par un mot péjoratif !


1. Attention, vocabulaire !

Prostitution, prostituées, clients sont des mots employés couramment. Cet article a pour objet de réfléchir au contenu du nom « client » et de proposer un autre mot.
Je définis la prostitution comme le fait d’échanger de l’argent (ou un objet ou un service) contre un acte sexuel, c’est-à-dire un acte mettant en jeu au moins un organe sexuel d’une personne. Je ne traite pas ici des actes de domination, consistant en des souffrances et des humiliations reçues (le plus souvent) ou infligées, dans le cadre de pratiques payantes de cruauté dites « sado-masochistes » (en abrégé « sm »).
Les personnes qui vendent un acte sexuel sont appelées prostituées : c’est le nom correct de la langue écrite, et il vient du mot latin signifiant exposer. À l’oral, un mot grossier et familier est plus courant : « pute », comme dans les expressions « aller aux putes », ou « aller voir une pute » ; « pute » est un mot péjoratif, et aussi une insulte fréquente, exemples : « sale pute ! », « fils de pute ! »
Comment nommer celui (un homme dans l’immense majorité des cas) qui achète un acte sexuel ? Le mot usuel est client ; c’est aussi celui qu’utilisent les personnes prostituées et les proxénètes (ceux qui les exploitent), car les noms d’argot micheton ou miché sont vieillis. En anglais, le mot courant à l’oral est john, nom péjoratif (qui est aussi le prénom équivalant à Jean) et à l’écrit consumer (consommateur) ; en suédois, le mot officiel est acheteur et le mot d’argot péjoratif se traduit par morue. En français, morue est un mot d’argot pour désigner une prostituée, parmi des centaines d’autres dont beaucoup sont usuels, tels putain ou pouffiasse, ou encore fille, si banalisé que l’on n’en sent plus la charge injurieuse ; d’autres, comme tapineuse ou amazone, sont spécialisés, et de même pour call-girl, dite aussi « pute de luxe ». On emploie aussi des euphémismes, comme professionnelle ou péripatéticienne.
En français, il n’y a pas de symétrie entre les noms usuels des deux personnes engagées dans un acte de prostitution : pour la prostituée, le péjoratif « pute » ; pour l’homme qui paie, le positif « client », alors qu’il n’existe pas de nom péjoratif courant.

2. Le mot « client »

Le mot « client » est positif, par exemple dans le slogan publicitaire « le client est roi ». Il est lié à des mots du registre commercial comme fournisseur, marchandises, paiement, tarifs, etc. ; ou à des notions d’économie comme offre et demande, marché, ou solvabilité.
Employer le mot « client », c’est se placer, consciemment ou non, dans la logique de ce gigantesque marché mondial qui brasse des milliards d’euros (au moins dix milliards dans l’Union européenne), avec une demande – des désirs masculins - qui entraîne et justifie une offre, incarnée par des personnes, femmes, hommes ou enfants, vendant sans désir l’accès à leur sexe ou à un orifice de leur corps. En France, une partie des personnes prostituées – entre 10 % et 30 % selon les villes — sont des hommes, pour la plupart travestis en femmes, et ceux qui les paient sont en majorité hétérosexuels. La prostitution, à l’exception de celle des personnes de moins de dix-huit ans, est libre. Seul le proxénétisme (l’exploitation de la prostitution d’autrui) est interdit, mais les effectifs policiers sont insuffisants et les condamnations sont rares.

2.a. la violence
Employer le mot « client », c’est négliger, occulter ou nier la dimension de violence qui caractérise le système prostitutionnel.
Aujourd’hui, l’opinion publique connaît mieux cet aspect, grâce aux nombreux reportages sur les réseaux criminels de proxénétisme, sur leurs méthodes de tortures ou de chantage, et sur l’enfer que vivent des millions de personnes prostituées à travers le monde. Nul ne peut plus prétendre, comme des savants il y a un siècle, que, si des êtres humains en arrivent à vendre l’accès à leur sexe, c’est parce que la forme de leur crâne prouve leur prédisposition congénitale au « vice » ! L’on sait bien aujourd’hui que ce n’est jamais de gaieté de cœur que des personnes prostituées font vingt « pipes » à la suite, encore moins jusqu’à une centaine de « passes » (rapports sexuels payants) par jour. Pour résister, elles recourent à l’alcool et aux drogues ; pendant la « passe », elles disent s’absenter de leur corps, dissocier leur corps de leur esprit.
De même, le grand public dispose depuis peu de quelques informations sur les hommes qui paient des personnes prostituées, femmes ou hommes : ce sont en majorité des hommes mariés ou en ménage, de tous les milieux sociaux, d’où l’expression « Monsieur tout le monde », qui est trompeuse quant aux profils psychologiques de ces hommes. Autre lacune : l’on n’a pas assez pris conscience que les demandes de prostitution sont un puissant moteur pour le trafic : c’est parce que des hommes sont prêts à payer que l’on met à leur disposition d’autres êtres humains.
Négligeant la violence du système prostitutionnel, ceux qui emploient le mot « client » en connaissance de cause privilégient l’aspect économique de ce qu’ils nomment des « transactions sexuelles ».
La prostitution est-elle un commerce portant sur la fourniture d’un service comparable à d’autres qui concernent aussi le corps humain, par exemple des soins ou des traitements ? Une fellation est-elle analogue à un massage du genou, ou à une teinture des cheveux ? N’y a-t-il aucune différence de nature entre ces deux actes : pénétrer dans un taxi en demandant au chauffeur d’aller à tel endroit, et pénétrer dans une bouche ou dans un anus avec pour objectif d’éjaculer ?

2. b. un service commercial ?
Oui, un acte sexuel peut être assimilé à un service sexuel, disent ceux pour qui un donneur d’ordre commande une prestation, accepte ou négocie un tarif avec une personne fournisseuse qui s’exécute, et encourt des reproches si le « client » n’est pas satisfait. Ils nomment ces fournisseuses « travailleuses du sexe », en anglais sexworkers ; pour eux, la prostitution est un métier, et ils avancent des revendications de type syndical portant sur les droits sociaux, la sécurité des conditions de travail, le refus de la concurrence déloyale, etc.
Selon eux, pour faire disparaître la dissymétrie entre les mots « pute » et « client », il faut utiliser l’appellation « travailleuses du sexe », qui revaloriserait le statut de ces personnes, victimes de l’opprobre injustement attaché à leur « métier ».
Ils ne remettent pas en question la légitimité des demandes, qui leur semble évidente, et justifiée par la « nature », compte tenu de spécificités attribuées, pourtant sans aucun fondement scientifique, à la sexualité masculine – besoins irrésistibles, recherche de la nouveauté, disposition à la polygamie ou au vagabondage, etc. ; en réalité, celles-ci ne relèvent pas de la biologie, mais de la culture machiste qui légitime la domination masculine tout en contraignant les hommes à prouver sans cesse leur virilité.
Honteuses pour certains « clients », revendiquées comme un droit par d’autres, ces demandes tirent aussi leur légitimité de leur caractère très répandu : en recoupant les résultats de diverses enquêtes, j’estime qu’en Occident un homme sur deux a, au moins une fois dans sa vie, payé pour un acte sexuel, et qu’un homme sur dix paie régulièrement pour « ça ».

2. c. un acte et deux personnes
La prostitution est-elle un service commercial comme un autre ?
Pour ceux qui répondent NON, ce qui est mon cas, et qui refusent cette démarche banalisant la violence, la dissymétrie entre les mots « pute » et « client » devrait être modifiée par l’emploi, d’une part de l’expression « personne prostituée » plutôt que « pute », d’autre part d’un mot péjoratif pour remplacer « client ». Alors que « client » cautionne la légitimité des demandes masculines, cette nouvelle désignation pourrait attirer l’attention sur le caractère égocentrique de ces hommes, relevant d’une irresponsabilité sociale, d’une immaturité affective et aussi parfois d’une pathologie.
Répondre NON procède en effet d’une tout autre analyse de la sexualité humaine et de la prostitution.
Un acte sexuel ne met pas en jeu seulement des organes, des sexes, c’est-à-dire des morceaux de corps humain ; cet acte ne se limite pas à la zone génitale : il est aussi une relation sexuelle qui engage pendant un certain temps, non seulement un ou des sexes, mais aussi des corps humains dans leur ensemble ; au-delà de cette dimension sensorielle et matérielle, cet acte engage des personnes ayant chacune leur sensibilité, leurs émotions, leur histoire, leur avenir.

2. d. une demande qui prend une forme sexuelle
Même si l’acte de prostitution concerne un ou des organes sexuels, il est, plus fondamentalement, un acte de domination qui prend une forme sexuelle. En achetant une disponibilité sexuelle momentanée, des hommes cherchent aussi à assouvir un désir de domination sur un autre être humain. Pour se libérer des contraintes de la séduction virile, pour atténuer leur peur de ne pas être à la hauteur, ils se donnent à peu de frais l’illusion de plaire ou d’être séduits. Souffrant de frustrations, d’un sentiment d’échec, de timidité, ils cherchent une compensation avec le seul pouvoir de leur argent.
« Je paie, j’ai le droit » : cet argent leur donne aussi la possibilité de matérialiser un fantasme, ou de satisfaire un désir qu’ils ne peuvent exprimer dans d’autres conditions ; ils le font sans souci des conséquences pour l’autre, en toute irresponsabilité.
J’ai eu des entretiens avec beaucoup de ces hommes, et j’ai interrogé des travailleurs sociaux et des psychothérapeutes sur ce sujet très mal connu. Je discerne trois traits communs à la grande majorité des hommes qui paient pour « ça » :
- un déficit de l’estime de soi, qui remonte à l’enfance et qui se traduit par un mal-être ; ils cherchent à y remédier par la satisfaction d’un désir, qui leur donne l’illusion momentanée d’un pouvoir. On trouve le même manque chez bien des violeurs, ainsi que chez des hommes qui sont violents avec leur compagne ou avec leurs enfants.
- un goût du risque, par exemple chez ceux, très nombreux, qui proposent de payer le double du tarif demandé pour une « passe » sans capote ; ou les hommes connus qui mettent leur réputation en danger, par exemple l’acteur Hugh Grant, arrêté à Hollywood en 1995 pour une fellation par une personne prostituée dans une voiture. Cela s’explique aussi par l’attrait de l’inconnu, dans le cadre d’une pratique dont le déroulement immuable est rassurant ; sauf pour une minorité d’« habitués », ces hommes s’adressent à des personnes qu’ils n’ont pas encore « essayées » ; d’où la rotation de « chair fraîche », l’évolution permanente de l’offre et le développement des trafics.
- un clivage dans leur représentation des femmes, entre les femmes bien, sans sexualité, apaisantes et toutes-puissantes, que l’on respecte, et les autres, les « salopes » hypersexuées, fascinantes et excitantes, qu’il est facile de mépriser ; d’un côté, l’épouse, « la mère de mes enfants », figure maternelle à qui, disent-ils, « je ne peux pas, ou je n’ose pas, demander ‘ça’» ; de l’autre, les professionnelles de « ça », qu’ils paient pour du sexe alors qu’ils voudraient plutôt oublier solitude, souffrance, problèmes de communication, et se rassurer en dominant ; ces femmes chez qui ils cherchent à la fois à se consoler de leur malheur et à se confirmer leur virilité.
Ce clivage est d’autant plus difficile à dépasser qu’il relève du machisme traditionnel, avec sa distinction entre « la maman et la putain », entre les femmes que l’on aime sans les désirer et celles que l’on désire sans les aimer ; comme si le respect était incompatible avec le plaisir, comme si la sexualité était dégoûtante…

3. D’autres noms

Si l’on refuse l’alibi du système prostitutionnel, avec sa représentation d’un marché solvable et de demandes à satisfaire sans s’interroger sur leur légitimité ni sur la violence de l’ensemble, comment appeler ceux qui paient pour disposer sexuellement d’une autre personne ?

3.a. putanier, prostituant, acheteur de corps
Au 14° siècle, on les qualifiait en France de « putaniers », mot dont on trouve l’équivalent aujourd’hui dans l’espagnol putañero ; comme pute ou putain, ces mots viennent du mot latin qui a aussi donné puer, sentir mauvais ; c’est insister sur le caractère sale, répugnant, aux sens propre et figuré, attaché à la prostitution.
Au début du XX° siècle, des féministes françaises ont suggéré un autre nom ; prostituée étant un participe passé, cela suppose l’existence d’un agent de l’action, celui dont la demande crée la prostitution : d’où leur proposition du nom « prostituant ».
En Suède, le nom officiel est « acheteur de corps de femme ». Cette expression renseigne sur la nature de la transaction, même s’il s’agit d’une location plutôt que d’un achat ; elle n’a ni la brièveté si efficace du mot « pute », ni sa charge injurieuse.

3. b un nouveau nom
J’ai cherché un nouveau nom, aussi péjoratif que « pute ».
Dans la rue, le marché conclu, après une brève négociation, s’exprime le plus souvent en quelques mots, du type « trente euros la pipe » ou « cinquante l’amour » (dans le langage de la prostitution, le sens le plus courant du mot amour est « rapport sexuel avec intromission du pénis dans le vagin »). Ce n’est pas une personne qui intéresse l’acheteur dans ce corps dont il paie ainsi la disponibilité momentanée, ce n’est même pas un corps humain dans sa totalité, c’est une partie de ce corps, un morceau de viande humaine. Je vois ces hommes comme des acheteurs à une exposition de « viande sur pied », dans une foire aux bestiaux, ou devant l’étal d’une boucherie où des étiquettes avec le prix au kilo sont piquées dans des pièces saignantes.
Je me suis rappelé les paroles d’une femme, aux États-Unis, qui avait réussi à sortir de la prostitution et qui avait trouvé du travail dans un restaurant Mac Donald. À quelqu’un lui disant : « Vous gagnez moins qu’avant ! », elle avait répondu : « La différence entre la prostitution et le Macdo, c'est que dans la prostitution c'est moi qui étais la viande. »

C’est pourquoi je propose le nom viandard.
En français, le suffixe –ard est péjoratif, par exemple dans criard, bavard, flemmard, traînard, tocard, etc., avec souvent une idée de grossièreté et de brutalité, comme dans soudard, charognard ou salopard.
Depuis les années soixante-dix, le mot viandard s’est répandu pour désigner une sorte de chasseurs peu estimée : un tueur d’animaux, sans états d’âme ni alibi écologique, pour qui seule compte la quantité de viande abattue. Abattage est un mot courant dans le domaine de la prostitution : il désigne une pratique qui consiste à faire subir à une femme des rapports sexuels avec de très nombreux hommes, plus de cent par jour.
Les viandards trouvent sans peine le gibier prostitutionnel, qui s’expose dans les rues, sur les routes ou dans les bars, dans les prétendus salons de massage, dans les pages des quotidiens régionaux, sur Internet, par minitel ou par téléphone. Ils peuvent se prendre pour des chasseurs, à l’affût dans une rue sombre, ou devant leur écran, avec le frisson de l’aventurier à la découverte d’un monde inconnu, excitant, dangereux. Ils peuvent se faire des illusions sur le pouvoir que leur donne leur argent, mais ils sont surtout remarquables par leur égoïsme et par leur inconscience. S’ils entendaient les personnes prostituées parler d’eux ! Mépris, haine, dégoût pour leur saleté, pour leurs mauvaises odeurs, pour leurs problèmes minables, ou pour leurs idées « tordues » ; seul leur argent compte. Le prendre, leur donner ce qu’ils demandent, le plus vite possible, et se débarrasser de ces pauvres types !

Conclusion : la prostitution de la sexualité humaine

La loi suédoise entrée en vigueur en 1999 et qui pénalise les « acheteurs de corps de femmes » assimile la prostitution à une « violence masculine dirigée contre les femmes ». Il faudrait inclure les hommes, les garçons et les filles prostitués à des hommes, et les femmes de pays riches qui sont de plus en plus nombreuses à payer de jeunes hommes pour un acte sexuel, notamment dans les pays pauvres où elles vont passer des vacances.
Je propose d’élargir le débat : outre le trafic de personnes, femmes, hommes et enfants, il s’agit aussi de la prostitution de la sexualité humaine, assimilée à une marchandise et faisant l’objet d’un commerce. En France, cette dégradation concerne à la fois la représentation grossière et violente de la sexualité humaine dans la pornographie, son instrumentalisation dans la publicité sexiste et dans les injures sexistes, et la situation abominable de la quasi-totalité des personnes prostituées.
La prostitution en chiffres, c’est 98 % de viandards et 2 % de personnes prostituées. En France, j’estime à un ou deux millions le nombre de viandards réguliers. Selon la police, il y a environ 20 000 personnes prostituées à plein temps. Cela constitue à la fois une somme de drames individuels, un problème collectif traité de manière hypocrite, et un sujet sur lequel toute volonté politique fait défaut. Depuis l’abolition de la réglementation en 1946 (appelée fermeture des « maisons closes »), il n’y a jamais eu de débat public sérieux sur cette question — est-ce lâcheté, complaisance, ou complicité ? — tandis que de puissants groupes de pression s’opposent toujours au développement à l’école d’une éducation à une sexualité responsable, comme il en existe en Suède.
Ce sont les demandes des viandards qui justifient les offres de prostitution. Leurs comportements sont socialement admis, voire encouragés, et de même pour les agissements et les discours de ceux qui traitent le corps d’autres êtres humains comme de la viande, objet d’un commerce aussi légitime qu’un autre. Or cela s’appelle de l’esclavage, et ici de l’esclavage sexuel. Or cela est indigne. Un espoir ? En 2000, dans un texte de l’ONU, les États se sont engagés à prendre des mesures pour « décourager la demande ».
L’existence de dizaines de millions de viandards est un défi à l’humanité. Elle pose la question de la sexualité, dimension importante de l’être humain. Instrument de domination machiste, arme de violence et de mort par le viol ou par la prostitution, la sexualité peut aussi devenir, dans la liberté, l’échange et la gratuité, une source de plaisirs magnifiques.

Merci à Annick Boisset, Henri Boulbés, Clara Dominguez, Claudine Legardinier, Malka Marcovich et Valérie Montreynaud-Blavignac, pour leurs précieuses remarques !
Merci à Denise Pouillon-Falco et à Suzanne Képès, qui ont guidé les débuts de ma réflexion !

mai 2002, article publié dans un numéro spécial de la revue No Pasaran ! (hors série n°2, déc. 02)

**************************************************

Autres articles. La date qui figure à la fin de chaque texte est celle de la publication dans la revue Prostitution et société, sous le titre générique « Payer pour ça ». Les autres textes sont inédits.

COMBIEN DE CLIENTS ?
Combien ? Combien d’hommes ont demandé : « C’est combien ? », avant de monter ou d’entrer ? La dernière enquête réalisée en France en avril dernier fait état de… 16 % ! Seulement 16 % des hommes adultes auraient déjà « payé pour ça » au moins une fois dans leur vie. J’en doute fort.
Selon moi, un homme sur deux a déjà « payé pour ça ». C’est ce que j’estime après avoir parlé avec de nombreux hommes, longuement et en confiance. Par exemple, en voyage. J’engage la conversation avec mon voisin. Nous faisons connaissance. Je lui pose « la » question. La réponse est… oui dans un cas sur deux. Une amie me dit que j’ai du « culot ». Pourtant, je ne me sens ni effrontée ni intrusive, et je ne sens pas l’autre gêné, mais plutôt content de parler et même soulagé. J’échange avec un homme, dans l’anonymat. Il me dit ce qu’il a envie de me dire. S’il m’ouvre son cœur, s’il accepte de me raconter sa vie de putanier, je réagis comme je le sens, et parfois vivement. Quand le train arrive, nous nous embrassons sur les deux joues, en sachant que nous ne nous reverrons pas.
Comme me le disait un chauffeur de car : « Çui qui vous dit qu’i y est pas allé, i’ vous raconte des salades. Surtout dans mon métier : on y va tous, aux putes. » Même en faisant la part de son exagération méridionale, j’ai de bonnes raisons de douter de ces 16 %.
Un homme sur deux. C’est trop ? Prouvez-le moi ! Je sais bien que mon « échantillon » n’est pas « représentatif », mais je sais aussi que les enquêteurs officiels ne passent pas des heures à gagner la confiance d’un homme. (juil-sept. 2000)

Note
Un prestigieux colloque sur la prostitution s’est tenu à l’UNESCO en mai 2000. À cette occasion, la presse a publié les résultats d’un sondage, avec cette question : « Vous personnellement, vous est-il déjà arrivé d’avoir des relations sexuelles avec un ou une prostituée, même une seule fois ? » Précision : « La question n’était pas posée oralement par l’enquêteur, mais remise dans une enveloppe au répondant (elle était posée uniquement aux hommes), qui retournait sa réponse de la même façon. »
Traduction par Charlie-Hebdo (24 mai 2000) « Un Français sur six avoue avoir été client d’une prostituée. Les cinq autres se branlent on line sur Internet. »


LES POUSSE-AU-CRIME
La première fois qu’un homme paie pour avoir un rapport sexuel, il arrive parfois que quelqu’un l’y ait poussé, avec des justifications curieuses. Voici deux exemples.
Une mère : « Mon fils a dix-huit ans et des boutons sur le visage. Il est timide et n’a jamais eu de petite amie, alors que ses copains commencent à en avoir. Il n’en parle pas, mais je sens qu’il ne pense qu’à ça. Si je pouvais trouver une femme sympa et de confiance qui pourrait lui arranger ça moyennant finances ! »
Une psy : « Ça fait des années que j’ai un patient en analyse, et ça n’avance pas. Il est tellement coincé qu’il n’ose pas faire la cour à une femme. Une fois où il m’énervait, je lui ai lancé : ‘Allez donc voir une prostituée ! Elle ne vous refusera pas, elle ne demande que ça !’ »
Comment leur faire comprendre que ce n’est pas la solution, que ça ne peut jamais être une solution ?
J’ai regardé la mère en pensant : « En quoi la sexualité de votre fils vous concerne-t-elle ? Vous n’allez quand même pas le tenir par la main jusqu’à son dépucelage ? »
J’ai fait remarquer à la psy que les prostituées n’opéraient pas de miracles. Si elle-même n’était pas arrivée à débloquer son patient après des années d’analyse, comment pouvait-elle penser qu’une autre personne pourrait le faire en un quart d’heure ?
Comment une femme ayant manqué d’amour et de respect pourrait-elle résoudre les problèmes des clients ? Quelle aberration de s’imaginer qu’un homme malheureux ou coincé puisse se libérer de son mal-être en payant pour « ça »? (déc. 2000)


VOUS AVEZ DIT « VIOLENCE » ?
« La prostitution est une violence », dites-vous. Vous exagérez. En tout cas, moi, je n’y suis pour rien.
Quand je rencontre par Internet un garçon qui annonce ses tarifs, où est la violence ? Quand je réponds à une petite annonce du Midi libre passée par une femme qui se dit libérée, où est la violence ? Quand j’accepte de « monter » avec une prostituée qui me le propose dans la rue, ou d’en faire monter une dans ma voiture, où est la violence ? Il et elles sont volontaires ; moi, je n’ai rien demandé, je prends ce que je trouve, je paie et je ne me pose pas de questions. Quand vous mangez de la viande, est-ce que vous vous demandez si la bête a souffert avant d’arriver dans votre assiette ? Non, bien sûr ! Il ne faut pas trop réfléchir, ça coupe l’appétit.
Vous dites que des femmes sont battues et forcées. Moi, je n’ai jamais vu de traces de coups. Je n’ai pas cherché non plus. Et alors ? Je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour prendre du bon temps, me détendre, oublier mes soucis avec une professionnelle qui s’occupe de moi et que je paie assez cher. Je ne suis pas le mauvais gars : je lui laisse même un petit supplément ou je lui propose de lui offrir un verre. Je suis sûr qu’elles gardent un bon souvenir de moi. Parfois, il m’arrive même de payer et de ne pas consommer : cela me fait du bien de parler, tout simplement, à quelqu’un qui m’écoute.
Violence, violence ? Mais où allez-vous chercher tout ça ?
Le client qui ne comprend pas
p.c.c. Florence Montreynaud (janv. 01)


ON NE NAÎT PAS CLIENT…
« On ne naît pas client, on le devient. » Cette adaptation de la célèbre formule du Deuxième Sexe peut sembler tout aussi absurde que ce qu’affirmait Simone de Beauvoir à propos des femmes. Évidemment, on ne naît pas client, pas plus qu’on ne naît femme ! Le nouveau-né est une fille ou un garçon, et devient, bien plus tard, adulte, femme ou homme. La phrase de Beauvoir rend compte des mécanismes sociaux et culturels par lesquels se construit la féminité ; elle peut s’appliquer à la prostitution : de même qu’on ne naît pas prostituée, on ne naît pas client, mais on peut ou non le devenir.
Au XIX° siècle pourtant, on croyait qu’il existait des « prostituées-nées », condamnation qui nous semble monstrueuse aujourd’hui. Prostituée, un bébé-fille, dès la naissance ? Tout au plus, et c’est déjà assez atroce, promise à la prostitution par un proxénète, dans le bordel d’un pays pauvre, par exemple.
Et les clients ? Au XXI° siècle encore, on entend expliquer leur comportement par des « besoins sexuels irrépressibles », qui les amèneraient fatalement à devenir prostituants.
Fatalité ? Déterminisme ? Non ! « Payer pour ça » n’est pas inscrit sur le chromosome XY, celui qui signe le sexe masculin. Nul ne naît client ; si certains le deviennent, cela s’explique par un ensemble complexe de processus culturels, de pesanteurs sociales et aussi par une histoire individuelle, un mal-être, des problèmes avec l’image de la virilité.
Tout garçon devient un homme, mais un vrai homme ne paie pas pour « ça ».
(avril 01)


LÉGAL ? ILLÉGAL ? AMALGAMES…
Dans une rue sombre, la nuit : tel est le décor d’une affiche récente de l’association lyonnaise Cabiria. Slogan : « Il n’est pas illégal d’être client mais il est dangereux de ne pas se protéger. Se protéger, c’est aussi protéger tous ses partenaires. » Au premier plan, dessin de deux jeunes femmes aux longues jambes, en minijupe et talons aiguilles, l’une Blanche et blonde, l’autre Noire et brune, avec une bulle commune : « Nous, c’est toujours avec ! » Au second plan, un groupe indistinct de seize silhouettes masculines. Le mot prostitution ne figure nulle part.
Contrairement à ce qui se passe en Suède, aux Etats-Unis, en Chine etc., payer pour un acte sexuel n’est en effet « pas illégal » en France. Affirmer cela ainsi, n’est-ce pas sous-entendre que c’est légal ? Ce n’est pas interdit : c’est donc que c’est autorisé ! N’est-ce pas suggérer qu’il n’y a rien de mal à payer pour « ça » ? Le slogan oppose « être client », qui n’est ni bien ni mal mais seulement « pas illégal », et « ne pas mettre de préservatif », qui est dangereux, donc mal. C’est juger, non l’action, mais la forme qu’elle prend.
Quant à la proposition « protéger tous ses partenaires », l’accepter conduit à donner à la personne prostituée le statut de « partenaire », au même titre que l’épouse, la compagne ou le/la protagoniste d’une aventure de rencontre. Le drame des épouses contaminées par un mari client de la prostitution mérite mieux que cette phrase qui conduit à mettre sur le même plan la sexualité payante et les échanges sexuels dans la gratuité. (juillet 01)

note
La DDASS a accepté cette affichette, après avoir demandé la modification du slogan figurant sur un précédent projet : « Il n’est pas dangereux d’être client, il est dangereux de ne pas se préserver. » C’est ce qu’a raconté lors d‘une réunion publique Claire, personne prostituée qui travaille pour Cabiria.


BESOIN DE CONSOLATION
Sébastien est triste : il a été plaqué par Sandrine, avec qui il sortait depuis six mois. Un soir où il n’a pas le moral, ses copains le secouent : « Allez, va donc voir une pute, ça te changera les idées ! » Ils le déposent sur le boulevard, là où des femmes attendent des hommes et leur argent.
Deux heures plus tard, Sébastien arrive enfin au café où la bande s’est donné rendez-vous. « Alors ? Ça va mieux ? » « Je n’y suis pas allé. J’ai bien regardé. C’est vrai qu’elles sont canon, les meufs ! Mais ce n’est pas ça qui me fera du bien. »
Sébastien a regardé, longuement, et il a compris. Qu’a-t-il vu ? De belles jeunes femmes, qui offrent leur corps aux hommes qui passent. Il a observé les voitures qui s’arrêtent, toutes sortes de voitures, des grosses, des petites, des camionnettes, et aussi des familiales avec à l’arrière un siège pour bébé. Il a bien vu comment se déroulait l’opération : le conducteur qui ralentit, qui ouvre la vitre du côté du passager ; la femme qui se penche, qui répond en donnant son tarif, et qui monte. Il a vu la voiture s’éloigner et entrer dans le parking voisin ; un quart d’heure plus tard, la femme est de retour et le manège recommence.
Un manège ? Des hommes, l’un après l’autre ? « Pas moi ! Non, je n’ai pas eu envie d’être le suivant, de passer après tous ces hommes ! J’en ai compté à peu près trois par heure, pour chaque femme. C’est dégueulasse ! Et puis c’est nul, de payer pour ça ! Autant se soulager tout seul dans son coin ! En tout cas, ce n’est pas comme ça que je vais me consoler de mon chagrin d’amour. »


LES CLIENTS DE LA PROSTITUTION
QUI, QUOI, COMBIEN, QUAND, COMBIEN DE FOIS ?

Un homme sur deux aurait payé pour « ça ». Ou un homme sur dix ? Ou trois sur quatre ? Faute d’enquêtes sérieuses, qui peut trancher ? Or, pour se donner les moyens de résoudre le problème de la prostitution, il faudrait déjà en établir les données de manière scientifique. Cela nécessite des compétences et de l’argent, certes, mais surtout une volonté générale, politique notamment, et c’est bien ce qui manque le plus.

En France, combien y a-t-il de clients ? Raisonnons à partir de quelques données à peu près sûres, avec le cas de Paris. Selon les policiers et les travailleurs sociaux, il y a environ 5 000 personnes prostituées dehors à plein temps, dont deux tiers de femmes et un tiers d’hommes. Ce total semble stable, au moins depuis vingt ans, celles qui quittent le trottoir étant remplacées par d’autres. Les lieux aussi peuvent changer, en fonction de la réglementation ou du comportement de la police, mais cela ne fait que déplacer le problème ailleurs, comme on l’a vu à l’occasion de la décision de fermeture nocturne du bois de Boulogne.
Prenons une hypothèse basse : ces personnes auraient en moyenne dix clients, ou prostituants, par jour (ou par nuit). Cette moyenne tient compte de deux extrêmes : d’une part, la prostitution dite « de luxe », dans les quartiers chics, avec quelques prostituants seulement, chacun payant plusieurs milliers de francs ; d’autre part, la prostitution dite « d’abattage », avec plusieurs dizaines d’hommes se succédant pour une « vidange » rapide dans une bouche, un vagin ou un anus. Entre les deux, on trouve le cas fréquent de jeunes femmes originaires d’Europe de l’Est et dont les proxénètes exigent qu’elles leur rapportent 5 000 F par nuit, avec des tarifs qui sont généralement de « 300 la pipe, 500 l’amour ». Le nombre moyen de dix prostituants par jour est sans doute trop bas, car ces personnes prostituées dans la rue ne bénéficient d’aucun avantage social : ni trente-cinq heures, ni arrêts-maladie, ni retraite, ni congés annuels, ni même le plus souvent repos hebdomadaire.
Avec 5 000 personnes prostituées dans les rues de Paris et 10 « passes » par jour, cela fait donc au minimum 50 000 prostituants par jour.
La région parisienne compte environ 2,5 millions d’hommes valides entre 18 et 75 ans. Certes, des prostituants peuvent venir d’autres régions ou d’autres pays, mais nous supposerons que cela compense la part de ceux d’Île-de-France qui vont ailleurs payer pour « ça ».
Divisons 50 000 par 2,5 millions. Résultat : 2 %. Chaque jour, deux pour cent des hommes adultes et valides de la région parisienne paient pour « ça » une personne rencontrée dans la rue.
Les hommes parisiens sont les mêmes que les Marseillais ou les Lillois. Quant aux ruraux, ils ne sont guère différents des urbains. La prostitution étant un phénomène lié à la ville, les hommes de la campagne qui veulent payer pour « ça » se déplacent. Étant donné le nombre de personnes prostituées dans la rue, à peu près connu dans chaque ville, nous pouvons généraliser à la France la conclusion précédente : chaque jour, deux pour cent des hommes français paient pour avoir un rapport sexuel avec une personne prostituée dans la rue.
Cette estimation n’est valable que pour un seul jour. Comment avoir une vision plus globale de la situation ? En l’absence d’informations sérieuses sur les prostituants, et notamment sur la fréquence de leur consommation sexuelle payante, nous ne pouvons que constater, par l’expérience que donnent l’observation ou l’écoute, la grande diversité des comportements. Quelques hommes célèbres, comme l’écrivain Georges Simenon, ont déclaré avoir eu dans leur vie des centaines ou des milliers de rapports sexuels contre de l’argent. Où est la moyenne entre ceux qui traversent des périodes de « consommation » intensive, en dépensant ainsi une grande partie de leurs revenus, et ceux qui n’ont payé qu’une fois dans leur vie et qui disent en avoir été tellement dégoûtés qu’ils n’ont jamais recommencé ? Certains prostituants paient pour « ça » une ou deux fois par an, au cours d’un voyage à l’étranger par exemple, d’autres une fois par semaine, régulièrement, depuis des années, et parfois avec la même personne.
En outre, il y a bien d’autres formes de prostitution que celle de la rue, et il faut compter aussi avec la prostitution dite occasionnelle, encore plus difficile à estimer. Par exemple, celle qui est pratiquée dans les bars spécialisés ou dans les prétendus « salons de massage », ou encore celle qui s’affiche dans les petites annonces des journaux, les rencontres par minitel ou par Internet. Sans oublier les baraques de chantier ou les autres formes d’offre prostitutionnelle que l’on trouve à proximité de tout cantonnement provisoire d’hommes, militaires ou civils, travailleurs ou touristes.
Si nous faisons l’hypothèse que la partie visible de la prostitution, celle de la rue, est au moins égale à la partie moins visible, cela pourrait signifier que chaque jour au moins quatre pour cent des hommes français paient pour avoir un rapport sexuel avec une personne prostituée.
Rapprochons cette estimation de la donnée fournie par la dernière enquête sur la sexualité des Français réalisée par un institut de sondages en avril 2000 : 16 % des hommes auraient payé pour « ça » au moins une fois dans leur vie. Rapprocher ce pourcentage du précédent amène à déduire que le client moyen n’aurait payé pour « ça » que quatre fois dans sa vie. Cela paraît bien peu, mais aussi comment peut-on croire qu’un homme dira la vérité à un enquêteur, à plus forte raison à une enquêtrice, qui l’interroge brièvement sur ce sujet délicat, tabou, touchant à la sexualité, à la virilité, à l’argent ?
Pour approcher de la vérité, que faut-il faire ? Interpellons nos élus, exigeons que des crédits suffisants soient dégagés pour étudier les prostituants. Cela signifierait que la France veut réellement lutter contre ce qu’elle a désigné, en ratifiant la Convention de 1949, comme un « fléau social ». Il faut que les données du problème soient établies avec rigueur. Ce problème, il est d’abord chez les prostituants car, s’il n’y avait pas de clients, il n’y aurait pas de prostitution.

Commentaire de David de Loenzien, fév. 03
« Admettons les 2% et les 16%. Admettons que ces pourcentages sont constants sur plusieurs années et même décennies (étant donné que les hommes sont surtout sexuellement actifs entre 20 et 60 ans). La dernière hypothèse permet de s'en tenir à une année au lieu de tenir compte d'une génération d'hommes (on exclut aussi l'accroissement démographique, les variations de l'offre, des prix, etc.). Donc, au cours de cette année X, on admet que vos pourcentages sont valides. Cela voudrait dire que pour 100 hommes il y aurait eu chaque jour 2 actes sexuels payant, soit 365 x 2 = 730 actes sexuels payants au cours de l'année considérée. Or seulement 16 hommes auraient payé pour des actes sexuels payants au cours de cette même année. Ce qui voudrait dire qu'ils auraient eu en moyenne 730/16= 45, 625 actes sexuels payant chacun, soit en moyenne un tous les 8 jours. Vous comprenez qu'on est loin des 4 que vous croyez pouvoir calculer.
Bien que non connaisseur de la question, cela me semble beaucoup ! Dans cette mesure, votre proportion d'un homme sur deux gagne en plausibilité puisque dans ce cas, il suffirait que les clients aient eu en moyenne entre 14 et 15 services sexuels payants. Soit environ une fois par mois pour les réguliers. »

*****************************************************

« Moi, femme de client »

Rares sont les hommes qui n’ont jamais été accostés par une personne prostituée et qui ne se sont pas posé la question de « payer pour ça ». En revanche, les femmes, dans leur grande majorité, peuvent passer toute leur vie dans l’ignorance de cette réalité, certaines étant partagées entre la fascination, au risque d’oublier le sordide et la violence, et la répulsion de cette sexualité « dégoûtante ». Tout, dans notre culture imprégnée de machisme, qui légitime les « besoins sexuels des hommes » et sépare les femmes en maman, vierge ou « putain », les amène à pratiquer la politique de l’autruche.
À moins d’habiter un quartier « chaud » ou d’aller volontairement vers les personnes prostituées, comment des femmes bien insérées socialement seraient-elles en contact avec ce monde marginal, donc clandestin et dangereux ? Tout les conduit à la méconnaissance : les préjugés sur les « filles » (« vicieuses » ou « paumées »), la peur (les histoires horribles sur la « traite des Blanches ») et un aveuglement (« cela ne me regarde pas ») qui peut aller jusqu’à une lâche complicité, s’agissant des hommes de leur entourage (« Je ne veux pas le savoir »).
Un jour, une femme est confrontée à la réalité : elle apprend que son mari, son compagnon, ou un homme de son entourage proche « paie pour ça ». Comment vit-elle cette révélation ? Comment l’intègre-t-elle dans sa vie ?

Voici un témoignage.
J’ai 40 ans, mon mari 43. Nous tenons un commerce ensemble et nous sommes mariés depuis 21 ans ; notre fils unique a 20 ans. Je soupçonnais que mon mari me trompait. J’avais noté des indices.
Un après-midi, je l’ai vu revenir du bois, là où sont les prostituées avec leur Estafette. Je lui ai dit : « Quelque chose ne va pas. J'ai l'impression que tu me trompes. » Je l’ai poussé, et il a avoué ; il était bouleversé. Il était client depuis dix-sept ans. Ça a commencé peu après la naissance de mon fils. Il trouvait que je m'occupais plus de l’enfant que de lui. Il m'a dit : "Je croyais que tu savais parce qu'une fois j'avais une chemise qui sentait un peu". Mais on ne peut pas sentir ça, car au début on ne peut pas le croire.
J’ai reçu un choc. Je ne voulais pas le croire. C'est peut-être ça qui m’a fait tenir. Il pleurait, il était perdu, il ne savait pas quoi faire. Il disait : « On va divorcer, moi je ne peux pas me passer de ça. » J'ai dit : « Tu es malade. On va aller voir quelqu'un. » Depuis plusieurs mois, nous allons voir un psy en couple. Mon mari a pu dire qu'il était jaloux de l'enfant. Pour lui, mon fils voulait prendre sa place.
Moi, j'ai compris quelque chose : nous parlons par notre sexualité. Les clients de la prostitution s’expriment par leur demande sexuelle, mais ils ne s’adressent pas aux bonnes personnes, ni de la bonne manière. Ce que mon mari m’a fait m’a mise dans une colère terrible, et ma colère n'est pas encore assez sortie. C'est pour ça que j'ai voulu vous parler, pour avancer. Je vois plus clair, mais la confiance est perdue. Il me dit : « Je n'y retourne pas, mais je ne sais pas si je tiendrai bon. » Le problème est toujours là, car mon mari n’est pas encore allé au fond, et la pulsion reste là.
Je n'arrive pas à lui dire toute ma colère contre lui, et il n'est pas prêt à l’entendre. Son corps ne devait pas aller ailleurs : c'est avec moi qu'il devait aller. Il m'appartenait. Les prostituées m’avaient volé quelque chose qu'on n'avait pas le droit de prendre. J'ai voulu le récupérer. Je l'imaginais touchant une femme, comme lui peut-être ne m'a pas touchée. (J'ai appris depuis qu'il n'y a pas beaucoup de caresses.) Ses mains, je les voyais me toucher, et toucher d’autres femmes, avec de gros seins. Les miens sont petits et cela me complexe. J'aimerais lui demander pourquoi il m'a fait ça. Il ne répond pas. Il parle très peu. Sa mère était dominatrice, il avait peur de l'affronter. Il fuit les problèmes. À tout le monde il offrait un masque. J'ai toujours eu l'impression que notre vie sexuelle lui convenait. Je me trompais. Maintenant je sais qu'il était demandeur. Mais il ne me l'a jamais dit.
J'étais quelqu'un de très pur. On se limitait au minimum. Il ne me demandait jamais plus. On faisait toujours pareil. Moi, ça me convenait, même si c'était peu. Depuis que je sais qu’il était client, je lui ai souvent demandé : « Mais qu'est-ce qu'elles ont que je n'ai pas ? » Ce sont des professionnelles. J’ai voulu voir : je suis allée au bois, je me suis garée près d’une Estafette et j’ai regardé. J’ai vu défiler quatre clients en vingt minutes. J’ai vu de tout : jeunes, moins jeunes, bien extérieurement, moins bien, avec une tête normale, de toutes les couleurs et de tous les âges. J’ai vu parce que je voulais savoir, mais les femmes ne le veulent pas. Elles ont l’impression, en tout cas, moi je l’avais, que la prostituée les nargue, les méprise.
À choisir entre une prostituée et une maîtresse, je préfère une maîtresse. Il y a un échange, il y a de l'humanité. Même si je ne fais pas l'affaire parce qu'il est tombé amoureux d'une autre, c'est douloureux aussi, mais tout le monde compte, tandis que dans la prostitution, personne ne compte. Ni les clients ni la prostituée n'ont de respect pour eux-mêmes.
Mon mari sait qu'il m'a fait du mal. Je me sens annulée, inexistante en tant que femme. Lui, je le désire comme homme, et je voudrais être belle comme une femme qu’il pourrait désirer dans la rue. J’ai changé. Je me dis maintenant que les prostituées n'ont pas ce que j'ai. Quand mon mari me demande si je l’aime, je lui réponds : « Est-ce que tu crois que je serais là si je ne t'aimais pas ? » Rester est aussi difficile et douloureux que partir : quelle douleur choisir ? Moi, j'ai fait mon travail, c’est à lui de faire le sien. J'attends...
Je suis une « femme de client ». Dire ça, c’est sortir ma colère. Je resterai « femme de client » tant que tout ne sera pas sorti au jour. Je crierai ma colère contre mon mari. Il faut que nous, les femmes de client, nous disions notre souffrance et notre rage, car on ne parle jamais de nous. Je voudrais aider d'autres femmes, faire bouger les choses. En nous réunissant, nous pourrions sortir de notre solitude. (juillet 2000)

*********************************************************************************

Les clients de la prostitution, ces inconnus… (Manière de voir, bimestriel du Monde diplomatique, n° 44, mars-avril 1999)

Quand des municipalités italiennes, l'été dernier, ont mis à l'amende des clients des « lucioles », le problème des embouteillages dans les quartiers « chauds » s'est déplacé vers les villes voisines. La mésaventure de l'acteur Hugh Grant, condamné à une amende en 1995, avait rappelé que les clients de la prostitution sont punis aux États-Unis. Ils le sont aussi en Suède. En France, on ignore le sujet…

Amende ou prison ferme : c'est ce que risquent en Suède, depuis le 1er janvier 1999, les clients de la prostitution. La nouvelle loi sur la violence contre les femmes interdit en effet d'acheter des « services sexuels ». Pour le gouvernement, « il n'est pas raisonnable de punir les personnes qui vendent un service sexuel » ; au contraire, il faut « les aider à quitter leur mode de vie » (1). La répression des clients suédois s'inscrit dans un ensemble d'actions menées de longue date pour réduire la prostitution (2). Autre originalité, l'assistance par téléphone : ces hommes sont écoutés, on les aide à exprimer leurs problèmes, on leur propose des entretiens approfondis, seuls ou en groupe.
Clients et donc délinquants… Cette disposition ne fait pas l'unanimité dans le pays, indique Eva Hedlund, psychothérapeute au RFSU (Planning familial). Est-ce que punir les clients est la meilleure façon de les atteindre ? Ils pourront choisir des filières discrètes ou aller à l'étranger.

Il leur suffit de prendre le ferry. Ce que la Suède interdit — louer un corps humain pour un « service sexuel » — est organisé officiellement en Allemagne, pays réglementariste, c'est-à-dire que la prostitution y est commercialisée dans des eros centers. On connaît pourtant les limites de ce régime, en vigueur en France entre 1805 et 1946 : contrairement à des illusions tenaces, il ne résout aucun problème. Ni ceux de la prostitution clandestine, par exemple de personnes droguées près des gares, ni ceux d'hygiène publique ou de sécurité des femmes non prostituées : les maladies sexuellement transmissibles et les viols n'ont pas diminué en Allemagne !
Dans le reste du monde, sauf aux États-Unis (voir infra), des hommes peuvent impunément louer un vagin ou une bouche. Dans les pays où la prostitution est pourtant illégale, comme en Égypte depuis 1951, les clients ne sont pas poursuivis et seules les prostituées sont condamnées. En Thaïlande, la loi de 1960 interdit la vente de services sexuels, mais non l'achat ! La répression pénale et l'opprobre social ne pèsent donc que sur les prostituées, tandis que les temples bouddhistes ne refusent pas les donations des bordels.

C'est avec le drame des enfants des pays pauvres, utilisés sexuellement par des hommes venus des pays riches, qu'a commencé la mauvaise conscience de l'opinion occidentale. Ces clients sont restés invisibles, ou protégés par leur statut d'écrivain comme André Gide ou Gabriel Matzneff, jusqu'à ce que des pays — l'Allemagne en 1993, la France, les États-Unis et l'Australie en 1994 — votent une loi réprimant les délits sexuels sur mineurs commis à l'étranger. Des procès ont suivi : en Suède, le premier a valu à un homme de 69 ans 3 mois de prison ferme et une grosse amende. En France, des « prédateurs d'enfants », ainsi qualifiés par le procureur — les victimes étant de très jeunes Roumains et Thaïlandais —, ont été condamnés en 1997 à des peines de 5 à 15 ans de prison ferme. Aucun procès n'a encore été engagé aux États-Unis, alors que les citoyens de ce pays sont 24 % des Occidentaux arrêtés en Asie en 1996 pour sévices sexuels sur enfants, les autres étant des Allemands (15 %), des Britanniques (13 %), des Australiens (11 %), des Français (7 %), des Japonais (7 %), etc. (3)
Un sévice criminel sur une personne de quinze ans moins un jour devient un acte commercial normal le lendemain… Comme pour le trafic de magazines et de vidéos pornographiques, la délimitation légale laisse entier le problème de fond, faute d'une pensée globale sur la prostitution de la sexualité. Dans un contexte de mondialisation et d'ultra-libéralisme, le rouleau compresseur de la « demande sexuelle masculine » écrase toute réflexion. (« Ils ne peuvent pas se retenir… » : pourtant ils prennent le temps de choisir, au lieu de se masturber en urgence.) Comme dans tout marché, c'est la demande qui crée l'offre. S'il n'y avait pas de clients, il n'y aurait pas de prostitution. Quand l'offre de personnes prostituées augmente, les prix baissent, comme à la frontière germano-tchèque. Les Allemands ne se contentent donc pas des eros centers puisque 200 000 d'entre eux font aussi du tourisme sexuel, dont 10 000 avec des enfants.
Quelle est donc cette demande ? Qui sont les clients de la prostitution ? Mais comment le savoir ? On ne sait déjà pas combien ils sont. Alors que les premières grandes enquêtes sur la sexualité (Kinsey aux États-Unis, 1948 ; Simon en France, 1972) concluaient qu'un homme sur deux avait déjà payé pour un acte sexuel, des recherches plus scientifiques estiment que les clients occasionnels sont 15 à 20 %. Quant aux clients réguliers — plusieurs fois par an —, on peut estimer, en recoupant divers travaux récents, qu'ils sont 5 à 10 % de la population masculine.
« C'est combien ? » Le client se définit ainsi. Réponse bon marché : « Deux cents francs la pipe, quatre cents l'amour » (le double ou le triple sans préservatif, ce que proposent bon nombre de clients et qu'acceptent parfois des droguées en manque), soit au total des sommes énormes, au moins 10 milliards par an en France, qui alimentent des circuits clandestins. Des millions d'hommes paient donc pour « ça ». D'abord, ils « matent ». Ils vont « voir » des prostituées » dans des rues « chaudes », ils choisissent sur un écran de minitel ou d'ordinateur. Le regard, élément clef de l'érotisme masculin…
La quasi-totalité des recherches sur la prostitution porte sur la partie émergée de l'iceberg, la plus « exposée » (sens originel du mot prostituée). On connaît un peu les trafics de chair humaine, ceux de modernes esclaves sexuelles amenées des pays pauvres dans les pays riches. On commence à savoir qu'une part croissante des personnes prostituées sont des hommes, 30 % en moyenne en France (5), jeunes garçons ou travestis plus âgés, et que leurs clients sont en majorité des hommes mariés ou ayant une compagne. Mais où sont les études, les enquêtes statistiques périodiques sur cette question de santé publique : les clients de la prostitution, leur psychologie, leur pathologie, les conséquences sociales et économiques de leur comportement (6) ? Le problème est-il jugé si insignifiant qu'il ne mérite pas la moindre action de prévention en direction des hommes et des jeunes gens ? En France, où l'article 185 du code sanitaire et social qualifie la prostitution de « fléau social », la volonté politique de le combattre fait défaut. Quand le gouvernement Jospin, à peine nommé, a demandé en juin 1997 aux préfets un rapport sur la prostitution dans leur département, plus de la moitié ont répondu n'avoir rien à signaler, les nouvelles formes, « salons de massage » ou minitel, étant difficiles à appréhender avec les moyens dont ils disposent.
En France, on ferme les yeux sur ce pan de la sexualité masculine qui reste ignoré et secret. Qui se souvient que le cardinal Daniélou, chantre de l'ordre moral, est mort chez une « fille » ? Quand la police surprend un député avec des prostituées au bois de Vincennes, on le sait, on le dit, mais rien n'est publié. À Londres, l'équivalent déclenche un scandale qui ruine la carrière de l'intéressé : dernier en date, Ron Davies, ministre de Tony Blair, acculé en octobre 1998 à la démission ; de même en 1996 pour Dick Morris, conseiller de Clinton, qui payait une call girl. En France, soit le sujet est tabou, et donc intouchable ; soit il semble si horrible qu'il empêche toute réflexion ; soit c'est une banalité — le client, c'est monsieur-tout-le-monde — et alors ? Dans d'autres pays, on le traite rationnellement, comme un problème social ; mais les clients sont-ils des malades, à soigner, ou des délinquants, à punir ?
Aux États-Unis, où la prostitution est interdite (sauf dans dix comtés du Nevada, où elle est réglementée), les clients sont punis. Ils paient en argent et parfois en publicité, chèrement comme l'acteur Hugh Grant, compagnon de la belle Elizabeth Hurley, surpris le 27 juin 1995, à Hollywood, au cours d'une fellation à 20 $ dans sa voiture. À San Francisco, Norma Hotaling, ancienne prostituée, a monté un programme (7) pour eux (outre leur amende de 500 $) : une journée de prise de conscience, comme pour les chauffards qui veulent récupérer leur permis de conduire. Il ne s'agit pas de leur faire honte, mais de les amener à comprendre que leur comportement est nocif pour eux et pour autrui. Depuis 1995, elle a « traité » 1 500 hommes, de tous milieux sociaux et de tous âges. Ils ont eu en moyenne leur premier rapport sexuel payant à l'âge de 23 ans. La majorité sont mariés ou en ménage. Ils manquent de maturité et ont des difficultés à communiquer. Certains ne s'avouent pas leurs tendances homosexuelles. Ils ont besoin, comme tout le monde, d'intimité, d'amour, de tendresse, mais ils ne savent ni exprimer ces désirs ni en trouver la satisfaction. Ils estiment qu'une « pipe » les soulage, qu'avec une prostituée ils ne trompent pas leur femme et puis c'est moins compliqué qu'avec une maîtresse. Le danger, l'interdit les excitent. Ils s'imaginent aussi que les prostituées « aiment ça ». « "Ça" ? leur explique-t-on. Sucer vingt bites par jour ? » Ils sont horrifiés quand ils découvrent les violences qu'elles ont subies, quand ils entendent qu'elles les haïssent et que seul leur argent les intéresse.
« Les clients ne ressentent pas de remords », confirme la Dr Suzanne Képès (8). « Ils n'ont pas conscience d'attenter à la dignité d'un autre être humain. S'ils éprouvent peur ou culpabilité, c'est surtout parce qu'ils craignent le scandale. Ils sont prisonniers de stéréotypessur la virilité : un "vrai homme" ne pleure pas, un "vrai homme" bande. Pour eux, tout s'achète. Plus ils ont recours à la prostitution, plus ils s'éloignent de la possibilité d'établir une relation authentique avec une femme non-prostituée. Mais avant de punir la transgression, il faudrait expliquer dès l'enfance l'interdit. » Quel interdit ? La transaction sexuelle, le manque de respect. L'intimité d'un corps humain ne devrait pas se négocier contre de l'argent.
Les Français changent. Ils disent avoir moins recours à la prostitution (9). En outre, alors que chez les hommes de plus de 55 ans, un sur dix déclare que son premier rapport sexuel a eu lieu avec une personne prostituée, ils sont rarissimes chez ceux de vingt ans à avoir ainsi découvert la sexualité. Une mutation ? On peut l'espérer.


ET LES CLIENTES ?

On les appelle à Cuba des jiniteros (écuyers), à Zanzibar des papasi (punaises), à Mombasa (Kenya) et sur bien d'autres côtes des pays pauvres des beach boys (garçons de plage). Ce sont d'appétissants jeunes hommes qui s'offrent aux touristes occidentales et aussi aux couples. À Rhodes, au Brésil ou en Gambie, ils attendent à la sortie de l'hôtel les Anglaises, Suédoises, Allemandes, Françaises, etc. qui leur semblent si riches. Ils se proposent comme guides… et plus. Ce qu'ils escomptent : outre un peu d'argent, passer quelques jours dans un bon hôtel, nourris et profitant de la piscine.
Payer pour un service sexuel ? Des femmes le font aussi. Cela ne se limite plus aux gigolos pour vieilles dames fortunées. Derniers avatars en date, salués par des articles ambigus comme une nouvelle étape de la « libération » féminine : les gentlemen walkers, dont des femmes d'affaires esseulées louent la compagnie à des agences d'escorte britanniques ou françaises ; ou encore, au Japon, les clubs d'hôtes (il y en a deux cents à Tokyo), équivalents des bars à hôtesses.
Le phénomène s'est développé à partir des années soixante-dix, quand des femmes des pays riches, de classe et d'âge moyens, autonomes financièrement, ont commencé à s'envoler vers des pays ensoleillés. Les charters, l'exotisme, la tentation de dépenser une petite somme pour un plaisir déconnecté du sentiment et de la durée : comme les hommes…
Baby I will make you sweat, film de Birgit Hein (1994), montre cette Allemande de 53 ans qui se rend deux fois par an à la Jamaïque pour « consommer » un ou deux superbes Noirs. Un autre film, le remarquable Bezness, du Tunisien Nouri Bouzid (1992), donne à voir le processus de dégradation — perte d'estime de soi, dégoût du corps, difficulté à maintenir des relations affectives — à l'œuvre chez un jeune homme qui loue son corps.

NOTES 1 Bureau des violences contre les femmes (ministère du Travail), 8 juin 1998.
2 Les pays nordiques sont la seule zone dans laquelle la prostitution ait diminué depuis vingt ans. L'agglomération de Stockholm compte 1 million d'habitants et celle de Paris 8 millions. Il y a à Stockholm 200 personnes se prostituant à plein temps et 6 000 à Paris, estime le commisssaire Christian Amiard, directeur de l'Office central de la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Selon lui, le nombre total de personnes prostituées en France est de 15 000 à 18 000, dont 30 % sont étrangères.
3 Source : Bulletin de la fondation Scelles, n°1, oct. 1997. Vaste documentation sur la prostitution au14 rue Mondétour 75001 Paris tél. 01 40 26 04 45.
4 Selon la première enquête statistique, due au commissaire Hubert Martinez, directeur de l'OCRTEH en 1993.
5 Le travail pionnier est suédois : Sven-Axel Mansson, L'Homme dans le commerce du sexe, nov. 1987 (traduction in Le Cri, novembre 1993, « Au marché du sexe, client, qui es-tu ? »). Pour les « touristes sexuels », cf. Julia O'Connell Davidson, « L'Exploiteur sexuel » (ECPAT, Congrès mondial contre l'exploitation sexuelle d'enfants à des fins commerciales, Stockholm, août 1996).
6 SAGE (Standing Against Global Exploitation, mis en œuvre dans d'autres villes des États-Unis et du Canada). Cf. reportage de Catherine Durand, Marie-Claire, sept. 1998.
7 Cf. Florence Montreynaud, « Payer pour ça, c'est nul ! », Prostitution et Société, n°123, oct-déc 1998.
8 Alfred Spira, Nathalie Bajos et al., Les Comportements sexuels en France, La Documentation française, Paris, 1993.