Encore feministes !

Sommaire

Action n°41 - 4 août 2008

De la gaudriole à l'éthique

 

Lettre ouverte à M. Didier Pillet
PDG du quotidien La Provence
248 avenue Roger-Salengro
13015 Marseille


Monsieur,

Le journal que vous dirigez a publié le 28 juillet 2008 un article de Mme Laetitia Sariroglou à propos d'un policier marseillais mis en examen pour viol aggravé.
En employant les mots « gaudriole », « une gâterie » et « fauter », Mme Sariroglou nie la gravité des faits : or, aux termes de la loi de 1980, toute pénétration sexuelle obtenue par contrainte est un viol. Faut-il rappeler à la journaliste que cette loi définit le viol comme un crime ? Lui préciser que, dans le cas de ce fonctionnaire de police exerçant un chantage sur une femme gardée à vue pour une affaire d'escroquerie, le crime est aggravé par un abus d'autorité ?

De la victime, elle écrit qu'elle est une « jolie jeune fille de 23 ans » (n'est-ce pas plutôt une jeune femme ?) , « pas farouche » (veut-elle suggérer qu'elle est provocante ?), et à la « langue percée » (devons-nous en déduire que c'est une marginale, qu'elle a donc moins le droit au respect ?)
Le fait décisif : la femme gardée à vue figure sur une « vidéo porno » archivée dans son téléphone portable. Pour la journaliste, ces images seraient la cause du crime, et la victime serait la coupable : le policier aurait eu une réaction physiologique, hormonale - « sa testostérone ne fait qu'un tour » (mais il peut quand même se maîtriser le temps de lui proposer le marché, puis d'aller avec elle jusqu'aux toilettes).
Ce sont autant d'éléments qui ne respectent pas les droits de la victime.
Aucune information du même ordre ne nous est fournie sur le policier : âge, beauté, corpulence, statut marital, intensité de sa libido, présence d'images porno dans son environnement.

Enfin Mme Sariroglou donne la parole aux collègues du policier estimant qu'il a été « piégé ». La démonstration est ainsi achevée : ce serait donc lui la victime, car sa carrière risque, juge-t-elle, d'être « brisée pour quelques minutes coupables ». C'est la femme qui serait responsable de la vie gâchée de son violeur !
Aucun élément n'est apporté du point de vue de la femme violée - rien sur ses réactions, ni sur les conséquences pour elle de ce viol. On veut nous faire croire qu'une femme gardée à vue n'a eu qu'un seul désir dès qu'elle a été interrogée par un policier : se rendre avec lui dans les toilettes pour lui faire une fellation.

Ce que la ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie qualifie « d'actes inadmissibles à l'égard d'une gardée à vue dont il avait la responsabilité », ce qui est estimé par le procureur de la République, Jacques Dallest, assez grave pour qu'il fasse appel de la décision de remise en liberté du policier, n'est pour Mme Sariroglou que l'occasion d'écrire un article complaisant envers un violeur abusant de son autorité de fonctionnaire.

Avec le réseau "Encore féministes !" (3 244 membres dans 46 pays), je vous prie de porter ma lettre à la connaissance de vos lecteurs, et de me faire savoir ce que vous comptez faire pour qu'un tel manquement à l'éthique ne se reproduise pas dans le journal dont vous êtes responsable.

D'AUTRES "ENCORE FÉMINISTES !" ÉCRIVENT

Monsieur,
Vous avez publié dans La Provence du 28 juillet 2008 un article particulièrement captivant de Madame Laetitia Sariroglou, à propos du policier marseillais mis en examen pour viol aggravé. Les guillemets mises par Madame Sariroglou à cette expression indiquent sans doute qu'elle ignore que "Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol" (Article 222 ; 23 du Code pénal, 1994), qu'il s'agit d'un crime, aggravé par l'abus d'autorité. Merci de bien vouloir lui transmettre l'information, qui peut toujours être utile dans une carrière de journaliste.
Madame Sariroglou considère qu'il s'agit de "gâterie", après conversation "autour de la gaudriole", dans un cadre et dans des circonstances particulièrement détendus, un interrogatoire dans un bureau de police ; une faute vénielle en quelque sorte. Ses opinions lui appartiennent, mais il est de sa responsabilité, et de la vôtre, de publier de telles opinions, qui tendent à légitimer les faits, pire à rendre la victime responsable, non seulement de son propre viol, mais encore d' "une carrière brisée pour quelques minutes". Pas la carrière de la victime, bien entendu, dont Madame Sariroglou n'a que faire (ne s'agit-il pas d'une marginale avec piercing - et, circonstance aggravante, sur la langue ?), mais celle de ce fonctionnaire dont nos impôts financent les débordements.
Imaginons qu'un policier se soit laissé aller à tabasser un homme, noir ou arabe. Toléreriez-vous que l'on invoque la poussée de testostérone qui envahit tout raciste pour excuser le fait ? En toute cohérence avec cet article, vous le devriez, puisque Madame Sariroglou excuse, elle, un viol, en raison de la réaction hormonale incontrôlable qu'aurait eue le policier.
Bien entendu, la victime est supposée être de mœurs légères : "ne semble pas farouche", "un "marché" serait passé". Notez que Madame Sariroglou use du conditionnel pour toutes ses affirmations, et abuse des guillemets, craignant sans doute d'être accusée de diffamation ; ce qui prouve donc qu'elle est parfaitement consciente de la gravité de ses interprétations, et choisit délibérément de discréditer la victime pour justifier l'agresseur.
Cependant, ne croyez pas, Monsieur, que l'objet de ma lettre soit exclusivement de vous exprimer mon indignation, ou mon étonnement devant tant d'inconséquence. Je tenais aussi à vous remercier pour avoir fourni à la collectivité cet excellent matériel pédagogique, qui ne manquera pas d'être diffusé dans toutes les formations et les conférences concernant le rôle de la presse dans la légitimation des violences.
Hélène Marquié

Monsieur,
Les médias ont relaté l'affaire du viol d'un policier sur une femme retenue en détention provisoire.
Elle m'a profondément choquée car elle témoigne d'un abus de pouvoir honteux et d'un machisme violent.
L'article qui a paru dans votre quotidien ne fait que m'alarmer davantage, lorsque je lis que la victime devrait se remettre en question, que les circonstances induisent les faits, etc… et tout cela de la part d'une journaliste, femme elle-même. C'est bien triste et, si elle est si partisane ou bourrée de clichés sur les relations H/F, vous auriez pu, vous même, en temps que PDG de votre quotidien, empêcher qu'un tel article soit publié et conforte les personnes, encore trop nombreuses, qui agiraient comme ce policier.
J'espère que vous publierez un contre-article jugeant sévèrement les faits commis.
M.N. Vroonen
Vice-Présidente du Conseil des Femmes Francophones de Belgique


RÉPONSE DE LA JOURNALISTE AUTEURE DE L'ARTICLE (arrivée le jour même)

Madame,
Je vous remercie pour l'attention toute particulière que vous avez portée à mon article. Je prends acte que certains de mes propos aient pu vous paraître blessants, voire offensants pour la jeune fille victime. Je tiens cependant à apporter quelques précisions :
- comme toute personne mise en cause, le policier en question a droit au respect de la présomption d'innocence. Ce qui implique nécessairement de faire réagir son avocat qui apporte sa version des faits. Le parquet, également interrogé, a confirmé que le mis en cause niait le viol. Il m'a même été précisé que s'il ne s'était pas agi d'un fonctionnaire dans le cadre de ses fonctions, l'infraction n'aurait pas été constituée.
-il n'en demeure pas moins qu'il est effectivement poursuivi, et non condamné, pour des faits de viol aggravé. L'enquête est toujours en cours. Elle se chargera de déterminer les circonstances exactes du passage à l'acte.
-par ailleurs, dans le cadre de la rédaction de l'article, j'ai tenté de rester la plus objective possible. Bien évidemment, je ne prends fait et cause pour personne. Si je n'ai pas fait réagir la jeune fille c'est parce que tout simplement je n'ai pas pu l'identifier. Sa version des faits aurait eu toute sa place dans mon article, lequel n'était pas déséquilibré puisque les propos du parquet ainsi que ceux de la ministre de l'Intérieur étaient rapportés.
-concernant les mots qui vous ont choquée. Il est extrêmement difficile d'évoquer ces faits délicats sans employer certains termes. "Gaudriole" et "gâterie" ne sont, je le pensais, offensants pour personne. Je m'excuse si ces termes, que j'aurais voulu neutres, vous ont heurtée. Quant à "fauter", c'est bien sûr la vision du policier. Il admet, en effet, "la faute déontologique grave". Concernant les images porno, ce n'est pas cause du crime mais, de sources concordantes, il s'agit de l'élément déclencheur.
-tout au long de la rédaction de mon article, je n'ai jamais perdu de vue qu'un homme était mis en cause et qu'une femme avait déposé plainte. Quant à la contrainte, je ne me permets ni de l'affirmer ni de l'infirmer. Mon rôle consiste à rapporter des informations, avec parfois le souci du détail même si cela peut heurter. L'information, notamment dans le domaine des faits divers, est rarement heureuse. On touche aux fondamentaux de l'humain, avec tous ses travers. La réalité est bien souvent dérangeante.
-enfin, prendre partie pour ce policier, comme vous le laissez entendre, aurait été simple. Je n'aurais pas fait d'article. Mais c'est ceci qui aurait constitué un manquement grave à l'éthique. Sans l'article dans La Provence, cette affaire ne serait probablement jamais sortie. En tant que journaliste, je me devais de la rapporter en faisant preuve d'objectivité et de recul.
En espérant que ces quelques explications aient quelque peu atténué votre mécontentement.
Laetitia Sariroglou

RÉPONSE DU PDG DE LA PROVENCE
(par retour du courrier)

Madame,
Votre courrier du 4 août 2008 m'est bien parvenu et j'en ai pris connaissance.
Je prends bonne note de vos remarques.
Nous avons sans doute mis trop de légèreté dans la présentation des faits, le 28 juillet, mais, de votre côté, vous enfourchez avec peut-être une assurance excessive la thèse de l'accusation.
Entre les deux, l'enquête éclaircira, espérons-le, des points qui restent obscurs, ce qui nous interdit pour l'instant de conclure.
Cela dit, nous partageons l'exigence éthique que vous affirmez et nous devons vraiment mettre plus de rigueur dans certains traitements de faits divers.
Comprenez cependant que nous nous interdisions de salir à jamais la réputation de quelqu'un avant d'avoir la certitude que les faits sont clairement établis tels qu'ils sont dénoncés.
L'accusé est facilement identifiable, ne serait-ce que par son environnement de travail, son voisinage familial.
Notre information protège les droits de la victime en assurant son total anonymat.
L'article du 28 juillet n'est que le premier sur le sujet.
Il y en a eu et il y en aura d'autres.
Les uns et les autres, selon votre voeu que nous souhaitons exaucer, utiliseront des mots et des expressions correspondant à l'exacte gravité des faits.
J'ajoute que nous avons l'intention de réunir régulièrement les journalistes de La Provence appelés à traiter des faits divers et des affaires judiciaires, à partir de cet automne, dans des sessions de perfectionnement. Votre courrier sera pris en compte dans l'une de ces sessions et débattu avec informateurs et experts.
Je vous remercie de m'avoir fait part de vos remarques. A ce stade, je n'envisage pas de les publier, mais cela n'est pas exclu selon l'évolution de cette affaire.
Vous souhaitant bonne réception de mon message, je vous prie d'agréer, Madame, l'expression de mes respectueux hommages.
Didier PILLET
PDG et Directeur de la publication
La Provence

COMMENTAIRES
La journaliste se défend en invoquant « le respect de la présomption d'innocence ». Elle « estime avoir fait preuve d'objectivité et de recul », ce qui ne me convainc pas, d'autant que nous ne donnons pas le même sens aux mots. Selon elle, « gaudriole » ou « gâterie » seraient des termes « neutres » et nullement « offensants pour personne ». Je rappelle qu'il s'agit d'un viol par fellation commis par un policier ayant interrogé une femme de 23 ans, mise en examen pour escroquerie.
Elle présente des excuses, mais persiste à désigner dans sa réponse la victime comme « la jeune fille ». Je l'invite à méditer cette phrase de Camus : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. »

Le PDG admet « trop de légèreté dans la présentation des faits », qualificatif qui me semble minimal pour un tel manquement à l'éthique.
Il n'envisage pas de publier ma lettre, mais m'assure qu'elle sera prise en compte dans une « session de perfectionnement destinée aux journalistes de La Provence appelés à traiter des faits divers et des affaires judiciaires ».

Si ces réponses ne sont pas entièrement satisfaisantes, j'estime néanmoins que nous pouvons en rester là, car il me semble que nous avons été entendu-es, ce dont témoigne la rapidité de ces réactions.

À bon-nes entendeurs/ses, salut !

J'apprends que le même policier vient d'être mis en examen pour quatre autres viols.

Florence Montreynaud