Encore feministes !

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Rencontre avec Benoîte Groult - 5 novembre 2005

 

Benoîte Groult fait l'objet d'un film documentaire, d'Anne Lenfant (Une chambre à elle, qui a reçu le prix du public au Festival Cineffable). Son dernier livre s'appelle La Touche étoile (Grasset).

Voici le compte rendu fait par Annick Boisset de la réunion du 5 novembre 2005 du groupe parisien "Encore féministes !" avec Benoîte Groult.

Faute d'avoir l'accord des personnes citées, nous mentionnons seulement leur prénom.

D'abord, il y a Benoîte. Elle s'impose par sa réserve souriante, sa parole fluide et claire, son humour sobre et la détermination mesurée de ses propos. On la sent toute entière pétrie d'un féminisme ardent et profond qu'elle a manifestement à coeur de transmettre.
Il y a aussi Florence M., menant le débat avec son âme de rassembleuse.
Et puis il y a toutes les autres, les "Encore féministes !" qui se sont réuni-es dans ce café de la place de la Contrescarpe. Des passants jettent, à travers la vitre, des regards étonnés sur ce groupe composé de femmes - dont certaines "rescapées de l'obscure internationale des soumises", comme dit Jacqueline en se présentant - et aussi de trois hommes.
Lors du tour de table, elles disent toutes qu'elles ont le féminisme chevillé au corps. Au début quand elles étaient très jeunes, elles étaient pour la plupart "féministes sans le savoir", et puis un jour, elles se sont engagées, plus ou moins tardivement, selon les aléas de la vie.
Parfois c'est dès la petite enfance qu'elles ont compris combien ce monde était injuste envers les femmes : Maud raconte comment à l'école, la maîtresse s'était étonnée de sa rédaction : c'était une princesse qui délivrait un prince charmant emprisonné dans une tour, et non l'inverse !
Marie-France partage avec Benoîte le souvenir encore vif du ressentiment qu'elle éprouvait en constatant qu'à l'église seuls les garçons étaient enfants de chœur !
Quel qu'ait été leur parcours, elles ont un point commun : la lecture d' Ainsi soit-elle a été un moment décisif pour leur réflexion personnelle. Florence C. l'a lu à 15 ans, en 1975, après avoir entendu Benoîte en parler au Club Méditerranée, et elle s'est engagée dans l'action féministe après la mort de Marie Trintignant.

Le dialogue s'amorce sur une question d'Ariel : le féminisme serait-il un combat d'arrière-garde?
Danielle, professeure dans une zone à forte population turque, constate que ses élèves, des lycéennes de 18 ans, se désintéressent totalement du problème. Solenn est persuadée que le féminisme régresse parce que les femmes appartenant à d'autres cultures ont des conceptions rétrogrades quant aux rapports entre les sexes. Saadia parle avec un humour corrosif du meurtre qu'elle n'a pas réussi à commettre, celui de son frère cadet, qui l'a détrônée en naissant un an et demi après elle ; elle rend compte de la difficulté considérable, pour les femmes de culture musulmane, de se libérer du poids des traditions, de se couper de leurs familles et de rester isolées. Elle parle de son parcours, un mariage, deux mariages, le premier avec un homme de son pays, le deuxième avec un Français, et des discussions qu'elle a maintenant avec sa fille qui veut s'habiller en lolita comme ses petites camarades.

Benoîte rappelle alors que le féminisme est divers et multiforme, et que ce foisonnement, voire cet éparpillement, qui nous gêne parfois, est aussi source de richesse. Elle dit qu'elle n'est fâchée avec personne, car chacune fait avancer la cause féministe à sa façon. Même Antoinette Fouque, qui est très critiquée, a rendu de grands services en publiant tant de livres importants aux Editions des femmes.
Le féminisme est récent, un siècle et demi environ, et il y a encore tout à faire, ou à refaire, comme par exemple un magazine féministe. Benoîte regrette le journal F Magazine (1978-1980), dont elle a été éditorialiste.
Elle nous parle de sa création, par Jean-Louis et sa femme Claude Servan-Schreiber, des sujets féministes traités, du refus d'une publicité pour un protège-slip, de la progressive défection des publicitaires, et de l'arrêt du journal pour cette raison, alors qu'il tirait à 140 000 exemplaires. Elle insiste sur le fait qu'il faut aux jeunes femmes des modèles, des références de femmes visibles dans l'espace public. Elle nous dit sa jubilation, quand elle voyait Margaret Thatcher, qui pourtant ne se disait pas féministe, tant s'en faut, siéger, seule femme, en tailleur et impeccablement coiffée, au milieu de tous ces hommes politiques ! Cela voulait donc dire que tout était possible pour les femmes !

Le mouvement féministe est aussi un mouvement pacifiste, et non violent, qui n'a jamais fait de victimes. Florence cite la phrase de Benoîte qui est la devise de notre réseau, et qui figure sur les banderoles que nous déploierons le 6 décembre lors de la commémoration du massacre de la Polytechnique à Montréal :" Le féminisme n'a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours." Danièle rapporte la vie douloureuse d'une femme qu'elle connaît ; elle est victime de violences de son mari et pourtant elle ne parvient pas à le quitter. Cécile (qui travaille au Planning familial) fait le point sur la notion de "victimisation", et insiste sur la dizaine d'allers et retours que font les femmes victimes de violences avant de prendre la décision définitive de séparation.
Séverine rapporte qu'une femme lui a parlé du "bonheur incomparable d'être soumise à un homme". Il ne faut pas mélanger masochisme et violence machiste, dit Florence.
Nous parlons de l'émission d'Elizabeth Lévy, le Premier Pouvoir, hier sur France-Culture ; la haine antiféministe y a atteint des sommets. En outre, la Coordination nationale pour la Marche Mondiale des Femmes a été qualifiée de groupuscule, pour avoir osé critiquer la publicité pour la crème « je la lie, je la fouette ». Les Chiennes de Garde ont été accusées (à tort, ce n'était pas elles) d'avoir mis au chômage les mannequins vivantes posant en sous-vêtements dans les vitrines des Galeries Lafayette.
Plutôt que de faire de la publicité à cette femme et à son émission, Florence propose de soutenir Antoine Perraud, le seul participant à l'émission qui se soit systématiquement référé à l'idée d'égalité entre les femmes et les hommes, et de lui écrire à Radio-France.

Brigitte dit que, en tant que femme, elle se sent "asservie". Elle tient à ce mot qui, pour elle, rend compte mieux que tout autre de son expérience de femme au quotidien. Patric, jeune cinéaste qui prépare un documentaire sur les hommes féministes, enchaîne en disant qu'il se sent hélas ! souvent "asservisseur", puisqu'il est de sexe masculin et profite du système machiste, même s'il ne le veut pas. Il demande aussi notre point de vue sur les mouvements "queer","trans-genre" etc.. Ces mouvements ne seraient-ils pas une nouvelle façon d'appréhender les rapports de genre, et donc de dépasser les questions posées par le féminisme ? Hélène lui répond que la notion même de genre a été définie par des féministes pour parler des constructions sociales du féminin et du masculin dans le cadre du système de domination masculine. C'est un outil d'analyse impliquant nécessairement les notions de rapport hiérarchique et de pouvoir. Or les mouvements queer et transgenres utilisent presque toujours le concept de genre sans tenir compte des processus politiques qui les construisent ; les genres apparaissent comme des identités équivalentes, avec lesquelles on peut librement jouer. En l'absence de référence féministe, le genre sert bien souvent au contraire à évacuer le féminisme, et à occulter la réalité des inégalités entre les sexes.
Benoîte s'émerveille de l'apport d'Hélène : "Je n'aurais jamais pu, dit-elle, répondre ainsi !"

Benoîte a quatre-vingt-cinq ans, elle espère bien vivre jusqu'à cent ans, et elle milite aussi à l'ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité), association créée par des féministes, notamment Odette Thibaut : "C'est, dit-elle, parce que j'aime la vie que je veux pouvoir choisir ma mort ."
Benoîte est bien vivante ; elle vient de faire l'objet d'un film documentaire, d'Anne Lenfant (Une chambre à elle, qui a reçu le prix du public au Festival Cineffable). Elle termine un roman sur le vieillissement qui s'appellera La Touche étoile.
Benoîte est à l'image de sa maison de Bretagne : elle s'impose comme une évidence, élégante et solide, car elle porte en elle quelque chose de l'éternité.