Encore feministes !

Sommaire

Comment nous sommes devenu-es féministes

 

témoignages de membres de notre réseau

Ces textes sont disposés par ordre chronologique inverse.

Theryca, oct.09
Je suis née à la campagne, là où dès que vous sortez de chez vous, vous avez droit à tout le panel des blagues vulgaires ou bien grasses des mâles ordinaires, et où en réponse les femmes rient, parfois bruyamment, se croyant obligées.
A l'âge de treize ans, on a introduit dans mon collège - non mixte - un prof de gym qui s'est déclaré en à-côté médecin du sport. Il a trouvé des scolioses, des cyphoses ou des lordoses chez bon nombre de filles, les a convoquées à son cabinet, leur a bandé les yeux puis s'est adonné aux joies du jeu du touche-pipi. Je savais que ma mère ne pourrait assumer cette réalité dans un pays où le qu'en-dira-t-on règne en maître, et d'ailleurs, qu'aurais-je pu dire, le mot « sexe » n'était pas encore entré dans mon vocabulaire.
Deux pensées m'ont traversé l'esprit, c'est que probablement tous les hommes avaient immédiatement ce type de fantasmes quand ils abordaient un individu du sexe féminin pour la première fois, et que les enfants ne sont même pas propriétaires de leur propre corps. J'ai donc décidé, inconsciemment d'abord, de ne plus obéir à personne, ni à mon père, ni à un patron, ni au Pape, ni au Dalaï Lama.
Vous vous en doutez bien, une vie entière de non-collaboration avec le patriarcat et son économie associée, cela a un coût, c'est la précarité garantie. Mais aujourd'hui que je suis dans la cinquantaine, je suis très fière de mon chemin de vie. J'ai appris qu'en peaufinant sa vie intérieure avec vigilance, on ne manque jamais de rien. Le Ciel prend soin de nous à chaque instant si nous veillons à ne jamais commettre d'acte contraire à nos convictions les plus sincères.
J'ai écrit un livre que vous pouvez lire en ligne. Je sais qu'il sera utile aux femmes et aux hommes qui partagent ma sensibilité : Theryca, « La Femme est l'Architecte de l'Homme » - http://lafemmearchitecte.free.fr <http://lafemmearchitecte.free.fr/>
p.s. : Le fameux prof de gym s'est noyé l'été suivant dans le golfe de Gascogne…

Les textes suivants datent de 2008 à 2006.

Delphine
Je n'ai pas le souvenir d'une coupure nette dans ma perception des rapports hommes-femmes, j'ai l'impression d'avoir évolué doucement, vers une conscience plus en plus nette des inégalités qui subsistent. Déjà petite, je me souviens de faits établis qui me choquaient : pourquoi les petites filles devaient être sages et propres, par exemple, pourquoi on disait que les garçons étaient meilleurs en maths… et puis j'avais l'impression floue qu'être un garçon, c'était plus marrant. Mes parents m'ont élevée de manière plutôt « unisexe », et je pouvais sentir la différence de mentalité avec mes camarades. Plus âgée, j'ai pu mettre un nom sur mes sentiments d'injustice ; j'ai découvert les luttes féministes, les acquis, et les combats qui restaient à mener. Finalement, je crois que mon esprit féministe s'est considérablement aiguisé pendant mes études d'ingénieur, quand j'ai compris que pour moi le parcours allait être moins facile en tant que femme ; quand je me suis heurtée aux remarques de certain(e)s camarades et professeurs, plus tard des collègues. J'ai découvert que des femmes aussi pouvaient être anti-féministes ; j'ai réalisé que le combat principal à mener sera celui de l'éducation et de l'évolution des mentalités. Lorsqu'on enfin quelqu'un m'a « traitée » de féministe comme si c'était une insulte, je me suis dit qu'on dérangeait et que c'était le signe que le combat en valait la peine.

Annick Masselot
J'avais sept ans, et ma grand-mère a vu passer un bus conduit par une femme. Elle a dit qu'elle trouvait que vraiment ce n'est pas un métier de femme (on était en 1977). Cela m'a choquée dans ma tête de petite fille et c'est toujours resté avec moi. Quand j'étais adolescente, on s'est beaucoup moqué de moi car je disais que j'étais féministe, ou alors on m'agressait verbalement... J'ai quitté la France et j'ai vécu dans des pays où somme toute les femmes sont battues comme ailleurs mais du moins j'ai pu dire sans risque de raillerie ou d'agression que je suis féministe. J'ai écris ma thèse de LLM [droit] sur les stérilisations forcées au travail au Etats-Unis et en Europe, j'ai travaillé pour la Commission Européenne dans le réseau d'experts légal pour l'égalité hommes-femmes, j'enseigne le droit européen et je ne manque jamais d'y inclure une partie sur l'égalité... Bref, j'ai l'impression de contribuer (si peu que ce soit) à la cause féministe mais j'ai la conviction que si j'étais restée en France, j'aurais été brimée et finalement, découragée et désengagée.

Gérard BECQUET
On ne naît pas femme, on le devient. On ne naît pas plus féministe, on évolue. Pourquoi ai-je muté ? Je ne sais pas trop quels sont les éléments qui m'ont dessillé les yeux. Né en 1946 dans un milieu ouvrier dans lequel les femmes étaient le plus souvent au foyer, j'ai traversé mon adolescence sans rencontrer de femmes chauffeur de bus ou de poids lourds. Mes enseignants furent presque exclusivement des hommes, sauf en maternelle, domaine privilégié des femmes. Toutes mes maladies d'enfant furent confiées à des docteurs, rarement à des doctoresses qui semblaient se cantonner dans la médecine scolaire préventive. Tous les amalgames qui obturèrent mes cavités dentaires douteuses furent posés par des mains d'homme, les mains de femme se contentant d'avancer les instruments. C'est encore des mains d'homme qui posèrent des verres correcteurs sur mes yeux myopes pour me faire découvrir avec netteté où serait ma place dans cette société patriarcale. Pourquoi, dès lors que l'on naît mâle, faire des efforts pour lutter contre ce "gouvernement des pères" qui fait du plus piètre individu de sexe masculin un être respecté et craint au moins dans le cercle familial ? Pourquoi me suis-je mis à respecter les femmes alors que toutes celles qui hantaient l'écran du cinéma de mon quartier pépiaient, se pâmaient d'amour devant le moindre bellâtre, gloussaient à la moindre plaisanterie du premier fat venu et se tordaient la cheville quand, le danger menaçant, elles devaient s'enfuir, devenant du même coup un boulet pour l'homme aventureux qui les accompagnait ? Bien sûr, il y eut le 8 novembre 1972, le retentissant procès de Bobigny, durant lequel Gisèle Halimi défend une jeune fille, Marie-Claire, accusée d’avortement clandestin. Celle-ci, alors âgée de 16 ans, s’était fait avorter à la suite d’un viol. Bien sûr, il y eut Le Torchon brûle, périodique féministe et de contre-culture, héritier de Mai 68 qui parut entre 1971 et 1973. Six numéros seulement, mais quel impact dans ma tête de jeune adulte ! Bien sûr, il y eut Du côté des petites filles de Elena Gianini Belotti et Ainsi soit-elle de Benoîte Groult, et le 26 août 1970, jour où quelques militantes anonymes eurent l'idée de déposer à l'Arc de Triomphe une gerbe en hommage à la Femme du Soldat Inconnu. Sur leur banderole on pouvait lire : "Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, Sa femme". Bien sûr, il y eut Christiane Rochefort, Évelyne Sullerot, Annie Leclerc et sa Parole de femme, le manifeste des 343 du 5 avril 1971 et même Anne Sylvestre, sa "Grand-mère", Clémence et son "Petit bonhomme" ; mais j'aurais pu ne pas croiser toutes ces trajectoires, voire m'en écarter. Pourtant, pour moi, être de ce combat naissant allait de soi. Après tout, demande-t-on aux individus pourquoi ils ne sont pas racistes ?
Mais pourquoi suis-je encore féministe ?
Peut-être parce que aujourd'hui, quand je tape sur Google "Ainsi soit-elle", ce moteur de recherche me renvoie en premier résultat l'adresse d'un site qui propose l'achat en ligne de lingerie fine coquine et érotique.

Edith Rubinstein
Comment suis-je devenue féministe ? Par tempérament, l'injustice m'a toujours été insupportable, ce qui explique mon attirance pour la gauche, tout en étant assez ignorante politiquement - le nom de Marx m'était pratiquement inconnu quand je quitte l'école. En terminant mes études universitaires, fin des années 1950, je suis toujours convaincue de l'égalité hommes-femmes. J'ai eu la chance de ne pas connaître les drames ou les injustices flagrantes que connaissent beaucoup de femmes, et même mon mariage et mon divorce se sont passés correctement. De plus, je n'ai pratiquement jamais entendu parler de féminisme sinon quelquefois pour le ridiculiser sous le terme de suffragettes ou lors de l'évocation des femmes des États-Unis qui avaient lutté contre l'alcoolisme.
Le hasard de la vie m'a fait rencontrer au début des années 1960 une jeune femme, étudiante à l'université de Louvain qui faisait un mémoire sur la sexualité et m'a mis le doigt sur les discriminations vécues par les femmes et le féminisme. Et cela a fait tilt et et je me suis retrouvée féministe. J'ai toujours été de gauche et, si l'égalité des sexes me semblait devoir aller de soi, j'avais la candeur de la croire réalisée, ce n'est que plus tard, en découvrant le féminisme que mes yeux se sont ouverts.
J'ai été partie prenante de tous les débats du néo-féminisme, dès son apparition quand il se proclama mouvement de libération des femmes.
« Je refuse de choisir entre mon destin de femme qui travaille et ma vie de mère de famille. Je n'accepte de mourir ni d'ennui domestique ni de fatigue professionnelle. Je ne veux voir mes enfants ni deux heures par jour en courant, ni douze heures par jour en criant.
Je ne crois ni au travail libérateur ni au sacrifice humain inconditionnel.
Je ne me considère ni comme un outil de travail ni comme un appareil ménager. »
Ainsi s'exprimait une femme participant à un séminaire sur le féminisme qui s'est tenu en 1980 au Café des Femmes à Liège. Son cri entra en résonance avec mes interrogations. En quelques mots elle synthétisait le malaise des femmes travailleuses partagées entre leurs responsabilités familiales et leurs responsabilités professionnelles, la contradiction entre ce qu'il est convenu d'appeler les sphères privée et publique. L'existence de la sphère privée, où les femmes assurent le travail de reproduction tant biologique que de la force de travail, a toujours rendu problématique la revendication d'égalité réelle entre les hommes et les femmes. Ces fonctions qui peuvent être définies comme le "travail ménager" constitue de surcroît un travail gratuit.
Les solutions à apporter à ce dilemme ont instauré un débat permanent au sein des femmes elles-mêmes, qui a pu laisser croire qu'elles "ne savaient pas ce qu'elles voulaient".
Aujourd'hui, après de longues années de militance, je suis écoféministe. Ringarde, je reste campée sur mes positions féministes et anarchisante de gauche, et j'ai la conviction que si le patriarcat capitaliste masculin ne prend pas rapidement en considération la vision du monde des femmes, nous courons à la catastrophe.

Frédérique Pollet Rouyer
Si devenir féministe c'est en avoir conscience, et pouvoir ainsi affirmer un point de vue clair et engagé sur la construction du genre et sa résistance malgré l'évolution des lois et des moeurs, alors je crois que cela est tout récent. Cela remonte à quelques années seulement, et cela me vient d'un homme.
Avant cette rencontre, j'ai toujours été spontanément moi avant d'être une fille. Je crois même qu'être une fille ne signifiait rien de particulier. Il me semblait que ni mon sexe ni aucun système ne guidaient ma personnalité, ma vision du monde, mes relations. Mes jeux d'enfant, le choix de mes études, mon couple n'étaient ni plus ni moins que ceux d'un être en quête de lui-même. Comme n'importe quel individu, pensais-je. Et loin encore de concevoir le genre comme un enjeu de pouvoir entre les hommes et les femmes, dont je pourrais être la victime, je considérais sans même y penser que mes intérêts, mes amours, mes choix valaient bien ceux d'un homme.
Je me trompais lourdement. Mais ça, je ne le conçus que quelques années plus tard. Et c'est en apprenant peu à peu à regarder autour de moi, que je commençai à comprendre combien l'organisation, les positions, les fonctions, les relations sociales et plus grave encore la manière dont chacun se conçoit selon son genre, étaient marquées par la hiérarchie des sexes. Je compris combien, à ma manière, j'y participais. N'avais-je pas été témoin de ce qui se jouait entre mes parents, sans rien dire ? N'avais-je pas observé à maintes reprises la misogynie ambiante dans le milieu professionnel, et moi-même été plusieurs fois victime de harcèlement sexuel, sans savoir quoi dire ? N'avais-je pas souvent été dévisagée avant d'être écoutée et entendue ? N'avais-je pas moi-même maintes fois joué de cela ? Pensant convaincre, alors que je me contentais de séduire ? Avais-je jamais été satisfaite de mes relations sexuelles ? N'avais-je pas souvent préféré la vaisselle au bricolage ?
Mais, au-delà de ma petite personne, que me racontaient tous ces corps de femmes, exposés à moitié nus sur les murs des villes ? Offerts pour vendre. Que me disaient les femmes vendues elles-mêmes, jetées dans le commerce du sexe ? Celles qui reçoivent des coups et qui en meurent ? Comprendre soudain que dans les coups d'un homme sur une femme, il n'y a pas l'ombre d'un hasard. La violence d'un homme n'est pas celle d'un fou, dont la folie explose soudainement. Elle n'est pas un accident, mais une manière de maintenir son pouvoir. La forme extrême mais directe de la permission qu'on lui donne et qu'il se donne aussi, pour y parvenir.
C'est aux côtés de l'homme avec lequel je vis que j'ai pu démêler ce faisceau de relations qui fait système. À la faveur d'un projet artistique en voie d'achèvement et qui justement tente de mettre à jour la permanence du système patriarcal, de démonter les évidences et l'illusion de l'égalité dans les sociétés occidentales. Grâce à ce travail, je suis passée de l'intuition à la sociologie, d'une vision intime à une cause politique.
Aujourd'hui je peux dire avec fierté que je suis une féministe radicale. Radicale, ça fait peur. Ça semble enfermer. Or, c'est tout le contraire. C'est pour moi la position la plus libre et ouverte qui soit. Cela veut simplement dire ne faire aucune concession au principe de l'égalité des sexes. Dans les faits. C'est ouvrir au maximum le champ des possibles pour chaque individu, quel que soit son sexe. Avoir tous les choix. Être ni homme, ni femme. Être soi.
Nous attendons un enfant. Bientôt nous mettrons au monde un petit garçon. Et aujourd'hui, c'est moi qui rassure son père. Comment faire pour que notre enfant échappe aux lois du genre ? Comment l'affranchir de ce carcan et lui donner les armes pour s'y confronter ? Comment éviter que notre garçon ne devienne un petit macho, ou bien qu'il souffre de ne pas l'être ?
Commencer par l'élever et l'aimer en être libre. Libre d'aimer les robots et les poupées. Libre de tout questionner. Libre de pleurer. Et d'aimer une fille libre de grimper aux arbres et de gagner la course.

Baladine
Lorsque j'ai quitté mon mari, je me suis retrouvée seule : méprisée, rejetée par les amis qui ont pris parti contre moi. Je fus également harcelée par l'homme qui ne pouvait admettre que je puisse exister en dehors de lui.
J'ai quitté mon mari après une longue psychothérapie qui m'a révélée à moi-même, qui m'a fait comprendre que je m'étais gommée pour ressembler à ce qu'on attendait de moi ! J'ai quitté mon mari car soudain j'ai compris que mon corps ne m'appartenait plus. Son désir était une forme de tyrannie qui pesait sur moi : je devais l'aimer ! Ma sexualité était devenue « devoir conjugal » petit à petit, sans que je m'en rende compte. C'est dans l'intime, le secret d'alcôve que je ressens ma blessure de femme et que je suis devenue féministe pour trouver les armes, pour me tenir debout.
J'ai dû devenir « féministe » pour comprendre, dire et vivre ce que je suis !
J'ai dû devenir « féministe » pour dessiner mes contours au-delà d'une image reflétée : aller de ma féminité à ma féminitude ! Cela c'est fait petit à petit, cela est entré en moi à mesure que je me développais en tant que personne et que je prenais la mesure de ce qui m'empêchait de grandir ! D'où me venait l'impression que le regard des hommes me traversait sans me voir ? Une envie de leur dire : regardez-moi mieux, aimez-moi mieux ! Une certaine idée de la femme flotte autour de moi, comme un impératif catégorique sous-jacent.
Je suis un idéal, une quête, un objet de désir ou de mépris, un bien symbolique à la fois valorisant et dégradée : je ne reconnais plus mon humanité dans les rôles qu'on me fait jouer ! À travers mon expérience de femme aimée : je découvre la prison DU DESIR un désir qui ne dit pas son nom et que seul le féminisme me permet de nommer : LE DESIR MACHISTE ! Insidieusement mêlé à mes amours, mes échanges, ma sociabilité.
Que je résume dans cette petite ballade :

VERTICAL(E) !
Je me tiens debout
Vous me voulez couchée
Je suis grande,
Vous me voulez petite
Je suis instruite
Vous me voulez stupide
Je suis douée
Vous me voulez réduire,
Ma lumière Vous fait de l'ombre
Vous me voulez
Et Vous m'aimez ou cachée ou travestie selon le schéma de vos désirs préfabriqués d'orgueil
Sur le trottoir
Je ne peux pas attendre
Sans penser à celles qui se vendent,
Votre désir machiste pérennise dans le secret la soumission d'une femme enlacée à votre inconscient vertical, c'est un silence du cœur, du ventre, du sang, du désir, de la vie !
Et du savoir !

Béatrice Robin, fonctionnaire territoriale, Rennes
Je suis devenue féministe car :
- petite déjà, sur le chemin de l'école, je ressentais intuitivement le privilège d'être un garçon ;
- à l'adolescence, je refusais mon corps de femme ;
- jeune femme, je sentais que mon corps provoquait ;
- femme active, je constatais que les hommes dirigeaient.

Je suis devenue féministe car :
- aujourd'hui je suis fière d'être une femme ;
- pour ma fille et les autres, je souhaite combattre pour l'égalité homme-femme ;
- depuis toujours je constate qu'il est préférable d'être un homme pour obtenir des droits et attirer le respect.
- les acquis et les droits ne le restent jamais très longtemps quand ils ne sont pas défendus ;
- le chemin de l'égalité est encore très long pour beaucoup de femmes dans le monde.

Marie-Line Bertrand
Lorsque je suis allée chercher ma première pilule à la pharmacie à Toulouse, place Wilson, à la minute où le pharmacien a exigé que je présente ma carte d'identité et que je signe un registre, je me suis sentie discriminée en tant que femme libre de décider de sa sexualité, et j'ai vivement protesté : je hurlais de rage.
Mon corps m'appartenait, et je le revendiquais haut et fort. Je lisais "Femmes en Mouvement." Je n'étais pas décidée à me laisser impressionner.
Si par la suite j'ai douté de la nécessité du combat féministe pour résoudre des problèmes de prétendu manque de féminité, j'ai eu tort, car ce fut toujours à mes dépens.
Je suis définitivement féministe et fière de l'être : c'est un combat nécessaire.

Fred, 37 ans, Paris
Je suis un "mâle dominant", j'ai été élevé pour l'être. Il me semblait que le féminisme ne me concernait pas car je n'étais témoin ni de mauvais traitements, ni de discriminations aussi visibles que celles faites, par exemple, aux étrangers.
C'est l'omniprésence de clichés publicitaires racoleurs sur la voie publique qui m'a amené à m'intéresser au féminisme. Ma femme trouvait mon indignation exagérée, et j'ai cherché sur internet quelqu'un qui pourrait partager mon exaspération ; l'humour de La Meute m'a amusé et j'ai participé, un peu inquiet, à une réunion qui m'a en quelque sorte, ouvert les yeux ; je craignais de rencontrer le lieu commun des féministes, les fameuses harpies-mal-baisées-agressives-et-tordues. J'ai trouvé des femmes séduisantes, drôles et en aucun cas en guerre contre les hommes mais plutôt contre le système...
Sans grille d'analyse adaptée au monde marchand plutôt amoral dans lequel je vis, les contours de la misogynie étaient jusque là restés flous et incertains et tout à coup, tout est devenu net : la publicité n'est en fait qu'un symptôme de la maladie.
J'ai réalisé que, même dans le monde privilégié dans lequel j'évolue, les femmes sont systématiquement considérées comme une béance qu'il s'agit de remplir : une femme doit être mariée et avoir des enfants, sinon elle le regrettera plus tard ; la carrière d'une femme ne doit pas l'empêcher de se construire comme femme, c'est-à-dire comme épouse ; une femme doit séduire les hommes sans être provocante ni prendre le pouvoir ; une femme ne doit pas effrayer les hommes qui sont fragiles ; les opinions d'une femme doivent se limiter aux domaines qu'elle connaît ; une femme qui revendique hait les hommes parce qu'elle a des problèmes...
Depuis que je me sens féministe, je prends la mesure de ma propre misogynie, en particulier pour ce qui est du désir : la femme que j'aime n'est pas aussi bien foutue que celles qu'on me présente comme désirables ; elle va vieillir et s'éloigner du canon moderne de la beauté ; je suis complexé parce que j'ai peur de la trouver moins belle. Je trouve aussi qu'elle pourrait être reconnaissante pour le confort matériel que je lui apporte. Parfois, je trouve ses réactions exagérées, en particulier quand nous confrontons nos opinions : elle hausse facilement le ton comme si elle n'avait pas confiance en elle... J'intimide aussi mon assistante ; parfois, je lui fais des remarques approbatrices sur sa tenue quand elle est sexy ; je lève les yeux au ciel quand elle a une réaction contrariée parce que j'estime qu'elle est irrationnelle, bref, je me comporte comme un vieux con réac' déguisé en bobo sympa...
En fin de compte, j'ai réalisé que je jouais avec condescendance de la séduction pour imposer aux femmes un système dont je perpétue les injustices, et c'est maintenant ce que j'essaie de réparer quotidiennement et bien imparfaitement.

Marianne, Maître de conférences
Quand j'étais petite fille, je vouais une admiration sans limite à ma cousine, alors toute jeune adolescente et en pleine revendication Mai 68. Plus tard, je me souviens d'une fois où, alors qu'elle était entourée d'amie, la question m'a été posée de savoir si je souhaitais me marier et j'ai dû dire que je voulais garder mon indépendance. Je me souviens de leur réaction positive, de leur encouragement, de mon plaisir.
Pourtant, j'ai la chance d'être née dans une famille de maîtresses-femmes qui, depuis des générations, ont su imposer un équilibre vis-à-vis de leur mari. Mais justement, j'ai été élevée dans le culte de l'indépendance, d'abord financière (ne jamais dépendre de personne) et aussi dans la conscience que ce droit de participer à la vie démocratique n'était pas encore acquis partout. Ma mère a su me transmettre naturellement la chance d'être née en 1971.
Et puis, il y avait les chansons d'Anne Sylvestre, « Non, non, tu n'as pas de nom » et « une sorcière comme les autres »….
J'ai le sentiment de n'avoir, par cet héritage, jamais douté de mes capacités, même quand je décidai, un peu naïve, d'étudier, en tant que femme et universitaire, la sûreté nucléaire (s'il y a bien encore un domaine réservé, c'est celui des questions (trop) sérieuses de la maîtrise des risques). Quand on a cherché à me dissuader d'aller étudier le fonctionnement de nuit d'un poste d'aiguillage (parce que quand même, pourquoi aller tenter le diable ?), j'ai tenu bon. La seule et unique fois où j'ai été agressée dans un RER de nuit, je l'ai été par une femme, SDF, dont j'avais eu l'outrecuidance de soutenir le regard.
Même si j'ai toujours mesuré la chance de bénéficier des combats de mes aînées, je mesure combien il reste de combats à mener. Je n'ai pas pu composer le jury de thèse 100 % feminin - trop peu de femmes professeurs dans mon domaine. J'ai enragé de ne pas pouvoir justifier, lors de mon évaluation AERES, de ma (trop) faible production scientifique lors du dernier plan quadriennal, en ne pouvant pas signaler qu'elle avait peut-être quelque chose à voir avec mes deux grossesses et congés maternité sur la même période…
J'essaie de sensibiliser mes étudiants comme mes étudiantes à la nécessité d'une vigilance vis-à-vis de toutes les pratiques discriminatoires au travail...
Lors du dernier séminaire sur l'économie de la sécurité routière, un des intervenants a, incidemment, souligné que si, selon une certaine méthode de calcul, le coût de la vie humaine (décès) pour un homme actif était de l'ordre de 2 millions d'euros, celui de la vie humaine d'une femme constituait un gain pour la société de 400 000 euros… Oui, il reste des combats à mener.

Bernard Arnaud
Étant un homme, je suis pour l'égalité de tous les humains. La position dominante des hommes dans le monde tel qu'il est m'a fait réfléchir très jeune (à 15 ans) à cet état de fait. Je fais tout pour que ça change.

Patric Jean
D'abord, je ne suis pas féministe. Je suis pro-féministe.
Le féminisme est un combat de femmes pour l'émancipation, entre autres, de la tutelle des hommes. Or j'en suis un. Et à ce titre, un dominant. Non par nature. Par ma socialisation en tant qu'homme. J'ai beau travailler à cette question depuis des années, je me prends encore chaque jour en flagrant délit.
Il faut avouer que je reviens de loin. Elevé dans un monde féminin, comme un coquelet nourri au grain de la phallocratie, il m'a fallu rencontrer pas mal de femmes pour ouvrir les yeux.
Ma réflexion politique sur d'autres sujets, mon éducation aussi sans doute, m'avaient préparé à la remise en question. Et c'est une féministe qui me bouleversa un après-midi de septembre, à Bruxelles. J'étais étudiant et devais interroger Françoise Hecq pour un petit journal que j'avais créé. Une heure lui a suffi pour m'ébranler à vie. Elle avait trouvé les mots justes pour instiller le doute en moi. Je l'ai quittée, sans plus jamais la croiser depuis, rempli d'un sentiment nouveau d'injustice.
Cette découverte ajoutait un étage à mon mille-feuilles. Je n'étais plus seulement un Blanc et appartenant à la bourgeoisie. J'étais aussi maintenant un homme. C'est donc par le volet politique que j'ai entamé une longue remise en question de l'organisation de mon espace intime.
L'amour m'a aussi permis d'accepter les modifications les plus importantes de mes comportements. Je devrais dire qu'il m'a permis de me forcer à les accepter. Car j'ai rapidement compris que de la compréhension intellectuelle des phénomènes au changement radical de mes pratiques, il y aurait un long chemin. Une longue traversée.
Enfin, en tant qu'homme, je pourrais dire à quel point les idées des féministes radicales m'ont émancipé. Car en se libérant, les femmes libèrent les hommes. Mais ça c'est une autre histoire...

Maritchu, Bruxelles
Je suis devenue féministe sans le savoir, au cœur d'une colère contre mes parents qui me présentaient un modèle à atteindre bien différent de celui proposé à mes frères. A cette époque de l'adolescence (fin des années 50) je croyais que j'étais seule à ressentir cette injustice, à devoir ramer à contre-courant. Je ne savais rien des luttes en cours pour le droit des femmes. J'ai cru que seuls mes parents, issus de la bourgeoisie catholique, agissaient ainsi. Je commençais à discerner les clichés de rôles, avalant les stéréotypes avec mon potage, sans autre perspective à l'horizon. Pour échapper à ce monde cloisonné, je me suis mariée, croyant trouver la liberté. Bien au contraire, je suis tombée dans le panneau, reléguée à mes rôles d'épouse dévouée et souriante, de mère parfaite et de bonne maîtresse de maison. Un peu de culture pour saupoudrer cela, un peu de bénévolat pour entrouvrir la porte et ne pas me sentir trop seule, et le tour était joué. J'étais bien dans le modèle prévu. Mais au delà des rôles, je n'ai rien trouvé de valorisant, ni dans mon couple, ni dans les projets d'avenir. J'ai donc fui pour me sentir moi-même et trouver d'autres voies d'estime de moi. Et j'ai rejoint les féministes qui revendiquaient à cette époque la liberté de concevoir et d'avorter, celle de travailler ou de partager les décisions familiales... J'ai essayé d'aller à la rencontre d'autres femmes qui avaient les mêmes problèmes mais mon écoute était perturbée par ma propre lutte pour la survie. Dans mon nouveau couple, bien qu'heureuse sexuellement, j'étais bien trop occupée à boucler toutes les tâches habituelles augmentées de celle de réussir dans une profession tardive, pour me poser d'autres questions sur l'avenir des femmes en général. Ce n'est que le jour où j'ai été mise au chômage que j'ai commencé à y réfléchir et à m'engager, me servant au passage des avancées et des changements de mentalité. J'avais été assez gâtée, somme toute, et je souhaitais partager avec les autres ce que j'avais reçu. C'est ce que je fais toujours, persuadée que les inégalités sont de plus en plus insidieuses et que nos jeunes filles n'en prennent conscience que lorsqu'elles sont confrontées à des choix personnels à l'âge adulte. Comme on dit en Belgique, "l'Union fait la force"!

Charlotte Ricart-Dépret
Il m'est difficile de dater précisément ma prise de conscience féministe.
Sans doute a-t-elle dû commencer à s'effectuer lors de ce que l'on nomme période de sociabilisation (ce qui date un peu, tout de même) : petits camarades d'école qui tournaient en ridicule ces « pleurnicheuses de filles qui ne couraient pas vite », blaguounettes phallocrates proférées dans l'entourage relationnel (avec, en option, les gloussements de celles qui cautionnaient par peur de la dispute : on nous apprend tellement à « ne pas faire d'histoires »…), misogynie incrustée (consciemment ou non) dans mes premières lectures, insultes sexistes et homophobes répétées à l'envi par quelques voisin-e-s de quartier, etc.
En parallèle, je me posais pas mal de questions sur le sens de certaines normes établies : la famille était-elle une institution vraiment… incontournable ? Les membres qui la composaient s'aimaient-ils vraiment (et si oui, pourquoi tant de coups, de cris, etc.) ? Pourquoi tant de couples hétérosexuels autour de moi ? Etait-ce une évidence, une fatalité, quelque chose de si… naturel que ça ?
Et surtout : allait-il vraiment falloir que je me marie un jour et que j'aie des enfants ? Déjà toute petite, je savais que je voulais vivre autrement, mais je n'en parlais jamais à qui que ce soit de peur de vexer, de contrarier, de blesser (et finalement, j'avais vu juste : le jour où j'ai eu le courage de déclarer que je ne serai ni épouse ni mère, et que la vie de couple ne m'intéressait pas, quelle ne fut pas la virulence des réactions !)
Plus tard, j'ai été mise face à des "rivalités féminines" que je n'avais point sollicitées, trouvant alors que certains garçons étaient bien plus soudés, et qu'ils perdaient beaucoup moins leur temps à se demander s'ils allaient plaire, trouver le grand amour, ou s'ils étaient dans les normes concernant leur apparence… D'une certaine façon, j'enviais leurs relations sans forcément me rendre compte qu'elles n'étaient pas toujours si sincères et spontanées que ça, chacun-e étant conditionné-e- à tenir son rôle. En fait, je souffrais beaucoup de ces situations qui m'isolaient (certains garçons ne me parlaient pas de la même façon sous prétexte que j'étais une fille, et certaines filles me jalousaient dès lors que j'étais draguée, chose que je ne souhaitais pourtant pas forcément), et ne participais guère aux discussions stéréotypées, tant elles m'ennuyaient.
Ça, bien sûr, c'était pendant l'adolescence… Mais encore aujourd'hui, je retrouve cette problématique. Carcans sexistes obligent, les relations sont faussées. Une femme ne réagit pas de la même manière qu'un homme si je viens lui parler, par exemple. Je trouve que cela gâche pas mal d'amitiés, de rapports désintéressés. Dommage…
Je ne sais non plus quand j'ai commencé à me rapprocher des mouvements féministes. J'ai certainement dû lire quelques ouvrages militants en bibliothèque, puis tomber sur des liens relatifs aux associations francophones grâce à Internet. L'expérience du quotidien a joué aussi, je pense : plutôt solitaire et adepte des balades sans but bien déterminé, je commençais à être emmerdée de plus en plus souvent dans l'espace public, et lorsque j'ai été réellement agressée, personne n'a été là pour m'aider (au contraire : on me disait que c'était de ma faute, que je n'avais pas à traîner à tel endroit, ou avec telle ou telle personne, etc.). Alors, je me suis mise à témoigner auprès de féministes qui elles/eux seul-e-s ont su véritablement m'apporter leur soutien. Je leur serai éternellement reconnaissante, et j'en parle encore beaucoup aujourd'hui quand j'en viens à évoquer le sujet avec une nouvelle connaissance.
Sinon, au fil des ans, j'ai eu la chance - même si ce fut parfois bien douloureux - d'avoir le temps d'apprendre énormément de choses concernant l'excision, les lapidations et autres "crimes d'honneur" (même si l'on devrait plutôt appeler cela crime d'horreur, et tant pis pour le pléonasme...) abjects, les dessous souvent odieux de la porno et de la prostitution, les inégalités salariales, les manipulations des commandos anti-IVG, la banalisation des supports sexistes (pour les pubs, je n'ai eu le déclic que très tardivement, tant j'étais, comme beaucoup d'autres, habituée à avoir ce type de merdres sous le groin), etc. Je me suis également rendue à des séminaires sur le genre, et bien entendu, j'ai lu. Beauvoir, Greer, Groult, Despentes, French, Halimi… ainsi que quelques essais libertaires célèbres, et dernièrement, le fameux rapport Hite. Bref, tous ces précieux supports qu'il faudrait au moins consulter une fois dans sa vie avant d'avoir le culot de dire : « Le féminisme, c'est du machisme à l'envers, de toute façon, l'égalité, on l'a déjà », ou encore : « C'est la nature, c'est comme ça c'est tout ».
Aujourd'hui, je consacre une partie de mon temps à étudier les questions de genre, les dessous des industries du sexe (qui devraient plutôt porter les noms de violence et domination), et je mets en place quelques menus projets concernant les pressions sociales et les discriminations sexistes.

« Juxtapose à la fatalité la résistance à la fatalité. Tu connaîtras d'étranges hauteurs » (René Char)

Alice Coudène, née en 1979
Comment je suis devenue féministe ? C'est simple. En me rendant compte d'un tas de faits et actes sexistes tout au long de ma vie.
Au tout début, je me rendais compte d'une différence fille/garçon. Le plus marquant était que je ne devais pas me salir en jouant pour rester propre, jolie et obéissante comme une bonne petite fille, tandis que les garçons étaient décrits par ma famille comme des casse-cou indisciplinés et boueux. J'y voyais alors, non pas une discrimination, mais au contraire une supériorité féminine. Moi, fille, je suis « propre et sage », comportement plus positif que « sale et désobéissant ». Pourtant, au fond de moi, j'aurais bien aimé courir partout et être pleine de taches d'herbe. Mais j'étais au-dessus.
La première fois où je me suis sentie mal du fait de mon sexe, j'avais sept ans, et c'était pendant le cours du catéchisme. « Le désir te portera vers ton mari et lui te dominera ». À sept ans, la notion de désir est obscure. La dame du catéchisme nous a traduit cette phrase divine par « les filles aimeront leur mari, et les garçons protégeront leur femme ». « Aimer », je n'étais pas contre, mais j'ai eu du mal avec ce « protéger ». Je trouvais cela étrange. Quel rapport entre « dominer » et « protéger » ? Nous avions des cours d'histoire où il était question de lutte contre la domination des peuples barbares vers la recherche de la liberté. Logiquement les femmes ne pouvaient pas être à la fois dominées et libres. Cette recherche de liberté, encouragée pour les peuples, ne devait pas être entreprise par les femmes. Pourquoi ? À noter que la dame du catéchisme était une « vieille fille » et donc libre de tout mari. Je décidai de ne plus être catholique et d'entrer en lutte contre la domination du petit Jésus sur mon sexe.
Je croyais être tranquille, mes parents ne me forçant pas à suivre le catéchisme plus d'un an.
Erreur ! Notre manuel d'histoire en CM2 comportait un article du code civil établi par Napoléon : « Le mari doit protection à sa femme. La femme doit obéissance à son mari ». Cela me rappela douloureusement le cours de catéchisme et me fit comprendre que cette obéissance de la femme était présente partout, indépendamment de la religion. Je me jurai de ne jamais me marier pour n'avoir à obéir à personne d'autre qu'à moi-même et, du fait de mon jeune âge, à mes parents.

Suite à cet incident, je remarquai de nombreuses choses que je ne qualifiai pas de sexisme car c'était pour moi un terme encore inconnu mais qui étaient à mes yeux injustes et discriminantes. Comme les remarques et réflexions indiquant que je suis une vraie fille : bonne en français et nulle en maths. D'ailleurs, avant même d'entrer à l'école, je savais que j'étais littéraire et sûrement pas scientifique, car on me le répétait à tout va, en précisant que les scientifiques sont drôlement plus intelligents que les littéraires. Est-ce un hasard si j'étais nulle en maths ? Est-ce un hasard si j'ai pourtant fini avec une mention bien en maths en terminale, alors que mon féminisme montait en puissance ?
Il y a eu aussi les qualificatifs que de nombreux garçons utilisaient pour nous désigner, nous les filles, en cour de récré et même dans la salle de classe, au collège surtout.
Il y a eu les sifflements dans la rue, le bus, le train, les insultes, les blagues sur les femmes, sur les blondes, la prostitution, le viol.
Il y a eu les cours d'économie et sociologie où nous apprenions que les différences de salaire entre hommes et femmes sont une fatalité de la nature.
Il y a eu les affiches publicitaires pornographiques, le fameux porno-chic si humiliant et violent pour les femmes.
Il y a eu les discussions entre copines qui n'ont qu'une hâte : être une vraie femme, c'est-à-dire mariée et mère, et prônant le travail à mi-temps qui leur permettra de pouponner mari et gosses.
Il y a eu beaucoup de choses, parfois graves, parfois insignifiantes, mais allant toutes dans le même sens : contre les femmes. C'est pourquoi aujourd'hui je ne suis plus seulement féministe mais militante. Pour moi, être féministe est une évidence. Se déclarer non féministe, quand on est une femme, c'est comme si un-e Noir-e se disait pro apartheid.

Isabelle Collet
Pendant mon enfance, je ne parvenais pas à me situer entre les filles et les garçons. Je savais bien que j'étais une fille, mais je n'arrivais pas à m'identifier aux filles. Je n'étais pas pour autant un garçon manqué et si j'aimais bien le personnage de Claude dans Le Club des cinq, je ne comprenais pas pourquoi elle avait envie d'être un garçon. Après quelques tentatives peu convaincantes pour ressembler à une fille, j'ai laissé tomber les questions de différences des sexes et je suis devenue informaticienne. Là, mes copains m'ont dit que je n'étais pas une vraie fille et cela m'allait bien. Un jour, j'ai repris mes études et j'ai découvert qu'il y avait tout un champ de recherche, qu'on n'appelait pas encore les études de genre, qui traitait de cette question et qui allait peut-être me permettre de comprendre pourquoi j'avais des problèmes avec ces catégories. J'ai découvert aussi que quelle que soit l'opinion que je pourrais avoir de moi, certaines personnes ne me verraient jamais "que" comme une femme, car ces catégories sont à la fois réductrices et hiérarchisées. C'est alors que je suis devenue féministe, pour casser les catégories et faire en sorte que les femmes ne soient plus perçue comme "moins".
J'ai écrit ce texte en prologue à ma thèse.

Isabelle Cox
Je ne sais pas depuis quand je suis féministe. Parce que je n'ai jamais considéré les femmes comme étant "moins" qu'un homme. Parce que je suis révoltée depuis toujours contre des injustices flagrantes. A 11 ans, je lisais et relisais un numéro spécial féminisme de l'"Actualquarto" un petit magazine à destination des jeunes... A 16 ans, je me révoltais que ma mère laisse le salaire qu'elle gagnait comme femme d'ouvrage sur le compte bancaire de mon père et qu'il le géra seul en lui laissant une "dringuelle" mensuelle...
Et puis, mon amie a été violée par son mari... Alors qu'elle pleurait et souffrait en silence pour ne pas réveiller les enfants, après l'avoir violée, il lui a dit : "merci"... C'était avant le vote de la loi du 4 juillet 1989 qui acte que le viol entre époux est un crime. Avant cette date, en Belgique, il était de l'ordre du "DEVOIR CONJUGAL" de se soumettre aux volontés sexuelles de son mari... 1989, j'avais 14 ans... et vous ?
Il n'est pas besoin de se confronter à ce paroxysme de la violence pour trouver des motivations au féminisme. Chaque jour des exemples peuvent nous frapper, même en Belgique...
Je suis devenue vraiment féministe, le jour où j'ai osé le dire ! Et ça, c'est beaucoup plus récent ! Il faut oser, c'est indissociable de l'action et de l'affirmation de ses opinions et options de vie ...

Alice Rallier, écrivain public
Je suis née en 1978 et quand je suis arrivée, presque tout le boulot était déjà fait. Ma conscience féministe a donc été longue à la détente. Son acte de naissance, c'est la lecture d'Ainsi soit-elle de Benoîte Groult. Ce livre appartenait à ma mère. Mon père l'avait lu aussi, car j'ai trouvé quelques annotations griffonnées dans les marges (des illustrations par l'exemple d'exploits ou de réussites accomplis par des femmes, notamment dans le domaine du sport -mon père aime bien le sport). J'avais peut-être 16-17 ans. J'ai vibré à toutes les pages et adhéré au constat (le passage sur l'excision a été déterminant…), mais tout en me disant que depuis la parution du livre, pas mal de choses avaient quand même changé, au moins en France.

Je me suis rendu compte que rien n'avait changé dans les années 90, au moment où le « porno chic » a déferlé dans les espaces publicitaires, et où j'ai pris conscience de l'envahissement de la pornographie en général dans l'espace public (c'est actuellement ce qui me mine ou me met le plus en rage -selon les jours). Je me suis rendu compte qu'être une femme, ce n'était pas seulement être sifflée ou insultée gratuitement dans la rue par des hommes sous-éduqués (ce que je subissais, comme beaucoup, dans une sorte de torpeur fataliste). J'ai constaté que c'était aussi et surtout être piétinée par les publicitaires, les pornophiles, l'industrie du divertissement, le monde de la mode, les médias et pour finir l'État, qui accepte encore sans sourciller pour les citoyennes les mauvais traitements qu'il condamne depuis des lustres pour les autres catégories de population « traditionnellement » discriminées (Noirs, Arabes, juifs, homos). J'ai ensuite vu à la télé Isabelle Alonso et Florence Montreynaud quand elles ont créé les Chiennes de Garde et La Meute et mis des visages sur mes idées naissantes. Cela m'a encore pris un certain temps (j'étais comme pétrifiée par la teneur de mes découvertes), mais j'ai enfin fini par m'impliquer (en relevant les publicités sexistes pour les envoyer à la Meute et en adhérant aux Chiennes de Garde).
J'ai à présent, depuis que j'ai lu Le Livre noir de la condition des femmes, mesuré l'ampleur du désastre, et depuis, non seulement je me sens féministe, mais je m'affiche comme telle dès que j'en ai l'occasion et surtout, je réagis à tout ce qui me choque. Je me sens beaucoup mieux qu'avant, quand je faisais semblant de ne pas comprendre ou pratiquais la politique de l'autruche. Mon féminisme est militant, c'est comme ça que je le comprends.
Une anecdote concernant Ainsi soit-elle : l'effet du livre a été plus spectaculaire que prévu. Arrivée à la page 186 (édition Grasset), en lisant « Avez-vous pitié du poulet que vous mangez ? Non, vous n'y pensez même pas. Faites-en donc autant pour la femme. », j'ai aussi commencé à songer aux animaux que je mangeais et du coup, je suis devenue végétarienne quelques années plus tard. Comme le diesel, ma réflexion a mis du temps à démarrer, mais maintenant elle ne s'arrête plus !

Regan Kramer
, journaliste, née en 1958, Paris
Comment suis-je devenue féministe ? Drôle de question ! C'est comme si on me demandait comment j'ai appris à marcher, à parler ou à … penser. Car je peux à peine me souvenir comment je me suis aperçue que démarrait en moi quelque chose de quasi-instinctif. En revanche, je me souviens de ma première réaction de colère que je peux identifier comme féministe. C'était à l'école primaire (je vivais aux États-Unis), quand j'ai reçu l'un de mes premiers bulletins scolaires. L'élève que j'étais y était partout décrite au masculin. Tout parlait de « lui » ou « il », et cela m'a vexée, puisque je savais que j'étais « elle », et non pas « il », et que je voulais être nommée correctement.
Ensuite, cela n'a plus cessé. La lutte pour le droit de porter un pantalon au collège, ma colère d'être contrainte de suivre des cours de cuisine et de couture alors que les garçons s'amusaient avec des machines-outils. Plus tard sont venues les manifs et les luttes plus réfléchies (mais pas plus importantes : je crois dur comme fer que « le personnel est politique », et que toutes ces banalités du quotidien contribuent à créer un carcan auxquelles toutes les femmes sont confrontées), pour l'accès à l'avortement et la contraception, au salaire égal et au divorce (ici et ailleurs), pour la parité, la reconnaissance des lesbiennes, la féminisation des noms de métiers, et la transmission du nom matronymique - et contre les violences et les injustices faites aux femmes, y compris leur relative absence du pouvoir et leur sur- représentation chez les SMICards, les précaires et les pauvres, car elles sont les illettrées et les oubliées du monde entier.
Que la lutte ne soit jamais finie (du moins pas de mon vivant) ne me décourage pas - enfin, pas trop. J'estime que c'est la condition nécessaire de mon humanité que de lutter pour notre dignité à toutes… et puis il y a toujours autant de plaisir à se retrouver entre féministes, ces personnes qui, pour paraphraser Benoîte Groult, n'ont jamais tué personne, contrairement au machisme, qui tue tous les jours.

Isabelle Vassas, née en 1956, juriste, Aix-en-Provence
Comment aurais-je fait pour ne pas devenir féministe ? Je me serais laissée séduire par une société qui ne donnait qu'une place limitée et inférieure aux femmes et j'aurais trouvé cela normal.... peut-être, puisque d'autres femmes se disent non-féministes, et ne voient pas ce qu'il y a lieu de changer et d'améliorer.
Je suis féministe parce que je regarde autour de moi, et je vois qu'il y a des injustices, des inégalités concernant les femmes. Certes, les luttes et les combats ont évolué au cours des années, mais il y a toujours des buts à poursuivre, et donc il faut bien essayer de changer les choses. Certes, ce n'est pas facile, certes, les habitudes sont bien ancrées, et on voit bien qu'on dérange, mais aussi on sait qu'on fait avancer les choses et que certaines qui n'osent pas se rebeller contre l'injustice, nous soutiennent et parfois sortent de l'ombre et de leur réserve. Il faut donc savoir marcher au-devant, au risque de recevoir des coups et d'être mal comprises, mais sinon on ne ferait rien. On voit que la situation change, et à chaque fois c'est au prix d'une longue lutte contre les habitudes et le conservatisme.

Chantal, née en 1945, conseillère d'orientation retraitée
Je suis devenue féministe sans m'en apercevoir.
Dans ma famille, les filles étaient élevées apparemment comme des garçons (études, sports, liberté de voyager, contributions à la maison, enfance de futurs chefs), mon père adorait ma mère, mais les différences me sont apparues et m'ont choquée petit à petit.
La première qui m'a posé question avait trait à la religion, car ma famille était très croyante. J'ai toujours entendu dire qu'il était souhaitable que les garçons deviennent prêtres , mais absolument pas que les filles deviennent religieuses. Ce ne sont pas des mots, deux de mes frères sont prêtres, et on a empêché deux grands-tantes restées célibataires (car on avait donné leur dot pour renflouer l'entreprise familiale) de devenir religieuses comme elles le voulaient. Elles n'ont quand même pas été malheureuses, d'après ma mère, et elles se sont consacrées à leur parents et neveux, et aux bonnes œuvres. Mais elles n'avaient pas eu la liberté de choisir leur vie, même dans un cadre respectueux de l'ordre social !
Ensuite, bien sûr, à l'adolescence, je me suis étonnée de cette inégalité dans l'Église catholique, et du fait que Dieu ait choisi d'apparaître en homme (père ou fils). Je n'ai jamais pu appeler un prêtre « mon père », comme cela se faisait. A l'époque, dans les années cinquante, cette question était si impolitiquement correcte dans mon entourage (malgré Simone de Beauvoir et autres) que je l'ai vite occultée. Je m'en suis tirée en restant croyante (le pari de Pascal, le besoin de croire dans un au-delà), mais en rejetant l'Eglise et tous ces dogmes, mythes et représentations créés par des hommes.
Et je ne voyais pas pourquoi des hommes légiféraient pour des femmes (contraception, etc).
La deuxième différence que j'ai comprise assez tard avait trait à notre choix d'études, de profession, de vie. Mes sœurs et moi étions classiquement bonnes scolairement, mais cela n'intéressait pas beaucoup nos parents. Mes parents ont interdit à ma soeur aînée de faire des études d'architecte (milieu de perdition !), ou une prépa scientifique qui « l'empêcherait d'avoir une vie épanouie de jeune fille ». Pour moi, cela n'avait aucune importance que je ne sois pas matheuse (cela a des avantages !), et Sciences-Po suffisait, alors que mes parents auraient exigé un niveau supérieur pour un garçon ! Oui, c'était courant à l'époque, et je ne le leur en veux pas. En fait, j'aurais demandé davantage : pas seulement qu'on voie l'importance de l'indépendance économique, mais aussi qu'on favorise l'épanouissement d'une fille (à l'époque, notre vie corporelle, sensuelle, artistique, nos curiosités étaient gommées par puritanisme).
Je précise que, pour mon père, par ailleurs adorable, un garçon se devait avant tout de tenter l'X (il y en avait des dizaines dans sa famille au sens large). Mais pour leurs filles, mes parents avaient pour principal projet de vie, en bons chrétiens, qu'elles aient beaucoup d'enfants et leur donnent une bonne éducation. Je n'ai personnellement jamais été reconnue pour une autre de mes activités. Mais tout le monde peut évoluer, et ma mère qui avait voulu huit enfants en se mariant (elle les a eus) a dit vers ses quatre-vingt-dix ans : « Si c'était à refaire, je serais prof de maths (elle adorait les maths et avait passé une licence de maths à la Sorbonne en 1929) et j'aurais quatre enfants. » Je suis la cinquième… Je ne lui en veux pas non plus, je suis ravie qu'elle ait évolué et qu'elle se soit permis de le dire.
Bien sûr, quand j'ai divorcé, ma famille a trouvé normal que je vive avec un métier dit « d'appoint », puisque je n'avais pas su garder mon mari !
Il y a bien d'autres raisons : le monde (bien de chez nous !) machiste en politique ou en entreprise. La banalisation de la prostitution qui ne choque absolument pas beaucoup de gens « très bien ». L'inégalité économique ou devant la loi. L'inégalité dans le milieu familial, dans la gestion de la vie quotidienne.
Encore plus dans les pays du tiers monde.
La passivité des femmes m'a toujours étonnée. Mais moi-même, même avec ma prise de conscience, n'ai-je pas été souvent passive ? J'espère avoir élevé mes fils pour qu'ils ne deviennent pas des machos, et j'ai eu un job où j'ai pu m'impliquer dans ce combat vers l'égalité.
Mais c'est peu, et j'adhère aux combats contre les injures sexistes, contre la publicité sexiste, contre la prostitution, et à beaucoup d'autres combats féministes.
Plusieurs autres rencontres ou situations ont certainement eu une influence sur moi :
Les explications si claires de ma professeure de philo au lycée Victor Duruy, Geneviève Texier, auteure avec Andrée Michel de La Condition des femmes, Et aussi ma rencontre avec Florence Montreynaud et notre amitié. Nous étions deux jeunes mariées, et déjà elle militait au Planning familial, elle m'a entraînée à la manifestation des 343 « salopes » dans la grande salle de la Mutualité.
Et enfin mon poste de chargée de mission académique à l'Egalité des chances entre les filles et les garçons, titre très controversé, mais fonction qui m'a fait rencontrer plein de femmes et de jeunes filles agissantes, et bien sûr pleins de ralentisseurs d'action au machisme rampant.

Florence Caressa, ingénieure en informatique née en 1959, Paris
J'avais 8 ou 9 ans lorsque j'ai pris conscience d'une différence de sexe. Elle est venue par des garçons du même âge, un été. Je vivais mes vacances au soleil en maillot de bain, avec juste un slip de bain.
En jouant au baby-foot avec des garçons de mon âge, je me suis vue reprocher par eux le fait que je ne portais pas de haut de maillot de bain alors que j'étais une fille. Et pas de façon très aimable. Choquée et vexée, je suis rentrée et en ai fait part à mes parents. C'est alors mon père qui m'a dit : "s'ils recommencent, tu leur demanderas s'il portent des suspensoirs". A mon étonnement, comme je ne connaissais pas ce terme, il a ajouté : "Un suspensoir a le même rôle qu'un soutien-gorge : un suspensoir soutient les testicules d'un garçon lorsqu'il sont trop lourds, et un soutien-gorge soutient les seins d'une fille lorsqu'il sont trop lourds également. S'ils te disent qu'ils ne portent pas de suspensoirs, tu leur rétorqueras que pour la même raison tu ne portes pas de soutien-gorge."
J'avais un argument de poids et je suis repartie avec une vraie fierté. Le seul problème est que les garçons ne connaissaient pas davantage que moi précédemment le mot suspensoir, ni encore moins son utilité, alors que le soutien-gorge était pour eux une évidence.
Ma prise de conscience et mon adhésion au mot féminisme sont venues en 1975. J'avais alors 15 ans. Mes parents avaient acheté et lu Ainsi soit-elle de Benoîte Groult. Suivant leur conseil, j'ai donc lu ce livre et j'ai été renversée par la vérité criante qui sortait de ce livre. Je n'avais pourtant rien vécu de comparable en quoi que ce soit dans mon éducation, mais je ressentais ce livre dans ma chair.
Durant l'été 1975, je suis partie en vacances en Turquie au Club Méditerranée. La semaine même où je m'y trouvais, Benoite Groult y a été invitée pour animer des débats autour de son livre paru quelques mois auparavant. Et là j'ai vu en chair et en os, j'ai approché l'auteure de ce terrible livre qui m'avait si fortement ébranlée. Quelques débats plus tard et mes convictions féministes était scellées à vie.
Il n'y a pas eu un événement, une situation ou même un fait qui à cet époque-là ont provoqué un déclic chez moi : c'est la rencontre d'un livre et de son auteure.
Plus tard, mon féminisme s'est mis en veilleuse, la vie obligeant parfois : vie dite active, mariage, enfants. C'est avec l'entrée ou les essais d'entrée dans la vie active, puis l'arrivée des enfants qu'un certain malaise est alors apparu, mais pas encore suffisant pour m'engager.
Il a fallu la mort de Marie Trintignant, ou plutôt la façon dont les medias ont fait basculer cette femme progressivement du stade de victime au stade de coupable : les torts étaient fortement partagés, pouvait-on ressentir dans certains débats passionnés pour ou contre son oppresseur et amant.
J'ai alors ressenti un choc électrique et après quelques clics sur Internet j'ai adhéré à la Meute et à "Encore Féministes".
Je n'oublie pas que des combats ont été menés par d'autres et gagnés, le principal à mes yeux étant l'avortement. Je n'oublierai jamais lorsque j'avais 10 ans, comment la femme de ménage de mes parents a tenté un avortement clandestin et a fait une hémorragie chez mes parents. Emmenée en urgence dans une clinique, elle a eu droit à un curetage, mais dans un mépris total de la gent médicale qui savait très bien ce qui s'était passé. J'ai eu droit à cette époque à tous les détails.
Bien sûr il y a eu le droit de vote, la pilule (droit de choisir de maîtriser sa fécondité), les diverses évolutions légales (comptes bancaires, droit du travail, divorce/mariage ...), mais l'avortement est à mes yeux le combat le plus spectaculaire qui ait abouti en France.
Or c'est ce même avortement qui est aujourd'hui menacé, non par un changement de législation, mais par les chicanes administrativo-médicales mises en places de façon arbitraire par les cliniques, hôpitaux et médecins.
C'est aussi la libération sexuelle qui a été dévoyée par les hommes : comme le dit si bien Anne Zélensky : "Nous avons dit : Nous voulons disposer de notre corps. D'aucuns ont compris : Youpi! Nous pouvons disposer de leur corps !" Et ceux-là mêmes ne pensent plus qu'en termes de pénétration et oublient les fameux préliminaires qui étaient incontournables au temps où il n'y avait pas de protection sexuelle pour la femme. Et ceux-là mêmes ne comprennent pas qu'une femme puisse refuser.
Puisqu'il est libéré, le corps de la femme peut donc être manipulé sans complexes : et l'on voit progressivement l'évolution des publicités ; on dirait qu'on ne peut plus rien vendre si on ne montre pas une jambe, un sein, un morceau de corps de femme ! On voit l'évolution des tenues et les différences entre les tenues masculines et féminines des futurs stars, dans les émissions de type Pop Stars, Star Académie, A la Recherche de la Nouvelle Star... On voit l'évolution des clips des chanteurs où ceux-ci sont souvent très couverts et entourés de filles sirupeuses à moitié nues.
Lutter contre ce sexisme dévoyé est malheureusement pris pour de la pruderie. La différence est difficilement comprise. Mais c'est le vrai combat à mener aujourd'hui, car la femme libérée redevient, du fait même de sa libération, un objet qu'on enferme dans une image blessante, dégradante et infâmante.

Dominique Raffin, née en 1962, maquettiste, Paris
Le désir d'indépendance m'a faite féministe sans le savoir ni le vouloir. À l'âge de cinq ans, j'ai déclaré "je fais ce que je veux", sans imaginer que cette petite phrase, répétée par maman, outrée, à qui voulait l'entendre, allait me singulariser auprès de mon entourage familial. Toute expression de volonté, d'autonomie, se trouvait en contradiction totale avec l'obéissance inconditionnelle qu'une fillette "devait" montrer. J'étais ahurie de la réaction de mon entourage très conservateur, pourquoi était-ce si monstrueux de vouloir s'appartenir, s'exprimer personnellement, être autonome ? Qu'avais-je fait de mal ?...
Quelques années plus tard, j'ai appris à l'école que "le masculin l'emporte sur le féminin". Cette phrase m'a dérangée, perturbée. Je me suis demandé pour quelles raisons le masculin "l'emportait". J'ai eu peur pour moi en entendant que "mon genre", le féminin, était déclaré inférieur dans un lieu d'autorité comme l'école. Je me suis demandé ce que "l'emporter" signifiait concrètement, si ça faisait mal... Pourquoi un genre devait-il dominer l'autre ? J'y ai senti une injustice intolérable. J'aimais les cours de français, mais j'ai détesté cette leçon. C'est un jour à marquer d'un ruban rose pour moi, vers 7 ans. Une prise de conscience qui ne portait pas encore le nom de "féminisme" mais qui en avait déjà le goût.

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Jean-François Debourg (ce texte a été rédigé peu avant sa mort en 2006)
Je pense que je suis féministe depuis toujours. Je n'ai jamais ri aux blagues vaseuses de mes copains concernant les filles ou femmes ; je n'ai jamais aimé les comportements d'"hommes".
Si j'ai une conscience féministe, c'est parce que j'ai vécu des situations extrêmes, que je n'ai pas envie d'évoquer; c'est trop dur pour moi. Je suis comme cette photo do soldat du Kosovo en train de pleurer.
J'ai observé mes copains d'école. Si les garçons et les filles étaient
dans la même classe, ils n'étaient pas dans la même cour de récréation.
On nous inculquait déjà la séparation des sexes, ce qui induisait déjà
la séparation des tâches et des activités. Il n'y aurait de "retrouvailles" que beaucoup plus tard au bal des jeunes. Johnny Hallyday y sera la référence, macho pour les garçons, minette pour les filles. Puis mariage et enfants qui apprendront la même chose. Un cercle vicieux. Aujourd'hui encore, les filles de mon âge ont un rôle de mère (voire grand-mère) surmenée. Les garçons de mon âge sont gros et ont des cheveux blancs.
Une anecdote me revient : nous sommes au boulot, entre hommes qui nous connaissons peu. Un temps de pause, et nous allons engager la conversation. De quoi allons-nous parler? Du boulot évidemment, puis on va parler baraque pour ceux qui en on fait construire une ; évidemment, on va parler bagnole parce que tout le monde en a une ; on va parler enfants parce que beaucoup en ont. On ne parlera pas des femmes, pourtant tout le monde est marié (sauf moi) TABOU!!! On n'évoque même pas. Si par hasard on est obligé d'évoquer, c'est d'office la plaisanterie graveleuse.
Et pourtant nous sommes tous nés égales. Si on veut faire prendre
conscience de l'existence même des femmes aux garçons; si on veut
aborder la parité, le respect d'autrui, il faut le faire dès le
berceau ! Ce serait trop tard d'attendre l'adolescence parce que les dégâts seraient déjà difficile à réparer. Je donne entièrement raison à Simone De Beauvoir sur l'importance et la précocité de l'éducation pour prévenir la violence; et pour qu'enfin les femmes soient les égales des hommes.
J'ai lu Le XXème Siècle des femmes, et j'y vois deux choses : l'extrême violence des hommes, et le pacifisme des femmes.
Oui, les hommes sont violents ; je pourrais l'être aussi, j'espère ne
l'avoir jamais été, et ne pas le devenir. Il est plus facile de parler que d'agir. Un homme peut être féministe. Tous les hommes devraient l'être. À nous, hommes, d'apprendre et de rester vigilants !

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Témoignages publiés
Françoise Gaspard, chercheuse
Le jour où on a demandé à ma mère, à la frontière espagnole, l'autorisation de mon père pour la franchir avec moi, qui étais mineure. Ce devait être en 1958. La police française nous a refusé l'entrée en Espagne. Ce jour-là, j'ai décidé que je ne me marierais jamais pour ne pas subir l'humliliation vécue par ma mère.
Je suis définitivement devenue féministe le jour de la rentrée de ma promotion à l'ENA où le directeur s'est adressé à nous (peu de femmes, il est vrai, mais quand même) en nous appelant « messieurs ».
Archives du féminisme, bulletin n°5, juin 2003, p. 32.

Cynthia Ozick, écrivaine
At the age of five and a half, Cynthia Ozick entered heder, the Yiddish-Hebrew "room" where, in the America of those years, Jewish pupils were sent for religious instruction. There she was confronted by a rabbi who told Cynthia's bobe [grandmother], who had accompanied her granddaughter to school, in Yiddish, "Take her home; a girl doesn't have to study." Ozick dates her feminism to that time and is especially grateful to her grandmother for bringing her back to school the very next day and insisting that she be accepted. (source)
À l'Âge de cinq ans et demi, Cynthia Ozick entra au héder, l'école yiddish- hébraïque où, dans l'Amérique de cette époque, l'instruction religieuse était dispensée aux élèves de confession juive. Là-bas, accompagnée de sa grand-mère, Cynthia fut mise en présence d'un rabin qui dit en yiddish à la "bobe"(grand-mère) : « Rentrez à la maison ! Une fille n'a pas besoin d'être instruite. » Selon Cynthia Ozick, son féminisme remonte à cette époque-là ; elle est particulièrement reconnaissante à sa grand-mère de l'avoir ramenée dès le lendemain à l'école en insistant pour qu'elle fût acceptée.

Françoise d'Eaubonne, écrivaine
Vint le jour de la grande corrida [les épreuves écrites du baccalauréat]. Comme prévu, je rendis la page blanche pour le problème de géométrie ; mais je rendis quatre feuillets sur ce sujet : « Un jeune homme de 1830 écrit à un ami hostile au nouveau mouvement littéraire, pour défendre les romantiques. » Entre les épreuves, les candidats avaient le droit de sortir quelques instants respirer l'air du patio. J'en profitai pour réjoindre mes amies Maguie et Zizi. Tous les candidats masculins se précipitèrent sur l'urinoir ; pour nous, rien n'avait été prévu, et nous nous promenâmes un peu, ensemble, pour calmer la tension de nos jeunes vessies. Cet incident me laissa une impression profonde : il fonda définitivement mon féminisme."
Mémoires irréductibles, p. 145

Voir aussi le livre d'Anne Zelensky, Histoire de vivre, Mémoires d'une féministe.

et le témoignage de Romy Duhem-Verdière
http://romy.tetue.net/spip.php?article306


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