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Richard Poulin : Quinze thèses sur le capitalisme et le système prostitutionnel mondial (mai 2005) |
Voici une synthèse par Richard Poulin, professeur de sociologie à lUniversité dOttawa, de son livre La Mondialisation des industries du sexe (éd. Interlignes, Québec ; éd. Imago, Paris, 2005) Ce sont quinze thèses sur le capitalisme et le système prostitutionnel mondial 1. La mondialisation et lindustrialisation du commerce du sexe sont deux phénomènes étroitement imbriqués. 2. Les politiques libérales participent à lessor des industries du sexe 3. La paupérisation de nombreuses régions du globe crée les conditions propices à toutes les formes de trafic, de traite et de prostitution dêtres humains. 4. La mondialisation capitaliste a accentué linégalité de développement entre les pays, ce qui a produit une pression significative en faveur des migrations internationales 5. Lindustrialisation du commerce sexuel a induit le développement dune production de masse de biens et de « services sexuels » qui a généré une division régionale et internationale du travail. 6. Malgré cela, la très grande majorité des analyses de la mondialisation capitaliste contemporaine ne prend pas en considération limpact sur les sociétés et sur les rapports sociaux de sexe de lindustrie du commerce sexuel. 7. La prostitution est une activité traditionnelle du crime organisé et lexplosion des marchés sexuels est largement contrôlée par ce dernier. 8. La prostitution est fondée sur la violence. Elle se nourrit delle et lamplifie. 9. Les femmes et les enfants des minorités sont victimes de lindustrie mondiale sexuelle dune façon disproportionnée par rapport à leur proportion dans la population. 10. Le déploiement massif actuel de la prostitution est un effet, entre autres, de la présence de militaires engagés dans des guerres ou des occupations de territoire. 11. Entre un million et deux millions de mineurs rejoignent chaque année, dans le monde entier, les rangs des victimes du tourisme sexuel, cest-à-dire de la prostitution organisée. 12. Laccumulation dargent est le but du système dans sa totalité et, en particulier, du système proxénète qui domine et organise lindustrie de la prostitution. 13. La croissance effrénée des industries du sexe a pour effet une remise en cause des droits humains fondamentaux, notamment ceux des femmes et des enfants devenus des marchandises sexuelles. 14. Les valeurs libérales ont contaminé une partie importante de la gauche et du mouvement des femmes. 15. Il est vain de lutter contre la traite des êtres humains sans lutter contre le système prostitutionnel qui en est la cause. La mondialisation néo-libérale est le facteur dominant aujourdhui dans lessor de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution. Elle accroît les inégalités sociales et exploite les déséquilibres entre les hommes et les femmes quelle renforce singulièrement. Elle sincarne dans une marchandisation des êtres humains et dans le triomphe de la vénalité sexuelle. Cette industrie est à la confluence des relations marchandes capitalistes et de loppression des femmes, deux phénomènes étroitement entremêlés. Construit autour de quinze thèses, ce texte tente schématiquement de mettre en évidence certains éléments danalyse nécessaires à la compréhension de la mondialisation des industries du sexe. 1. La mondialisation et lindustrialisation du commerce du sexe sont deux phénomènes étroitement imbriqués. La prostitution a pris un caractère de masse et a essaimé dans le monde entier. La pornographie est largement répandue dans les sociétés. Les chiffres donnent le tournis. Les gains de ces industries sont colossaux : en 2002, on estime que la prostitution engendre des revenus de 60 milliards ¤ et la pornographie 52 milliards ¤ (Dusch, 2002 : 109 et 101) ; le chiffre daffaires des agences de tourisme sexuel uvrant à partir du Web est évalué à 1 milliard ¤ par année ; les profits de la traite à des fins de prostitution sont évalués entre 7,8 et 13,5 milliards ¤ par an (Konrad, 2002). Les êtres humains, principalement les femmes et les enfants, soumis à laliénation du commerce de leur sexe se comptent par dizaines de millions. Le nombre de personnes prostituées dans le monde est estimé, en 2001, à 40 millions (Healy, 2003). La clientèle croît à un rythme soutenu. Chaque année, environ 500 000 femmes victimes de la traite aux fins de prostitution sont mises sur le marché de la vénalité sexuelle dans les pays de lEurope de lOuest ; 75 % des femmes victimes de cette traite ont 25 ans et moins, et une proportion indéterminée dentre elles, très importante, est constituée de mineures. Environ 4 millions de femmes et denfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution. Au cours des années quatre-vingt-dix, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu trois fois plus de victimes de la traite à des fins de prostitution que dans l'histoire entière de la traite des esclaves africains. Selon Pino Arlacchi (cité par Demir, 2003) du Bureau des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, cette traite, qui a couru sur une période de 400 ans, aurait fait 11,5 millions de victimes, tandis que la traite aux fins de prostitution dans la seule région de l'Asie du Sud-Est a fait, en une décennie, 33 millions de victimes. Au cours des trois dernières décennies, les pays de l'hémisphère Sud ont connu une croissance vertigineuse de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelles. Depuis un peu plus d'une décennie, c'est également le cas des pays de l'ex-Union soviétique et de l'Europe de l'Est et centrale ainsi que des Balkans. Les êtres humains victimes de la traite mondiale à des fins de prostitution sont nettement plus nombreux que ceux qui sont lobjet d'un trafic aux fins d'exploitation domestique ou de main-d'uvre à bon marché. On estime que 90 % des personnes victimes de la traite le sont à des fins de prostitution (Eriksson, 2004). La tendance est à la prostitution denfants de plus en plus jeunes ainsi quà leur utilisation dans la pornographie. Que la prostitution denfants de douze ou quatorze ans soit légale ou non ninterfère en rien dans les problèmes éthiques soulevés par cette marchandisation sexuelle. Lindustrie de la prostitution enfantine exploite 400 000 enfants en Inde, 100 000 aux Philippines, entre 200 000 et 300 000 en Thaïlande, 100 000 à Taiwan, entre 244 000 et 325 000 aux États-Unis. En Chine populaire, il y a entre 200 000 et 500 000 enfants prostitués. Entre 500 000 et 2 millions denfants sont prostitués au Brésil. Quelque 35 % des personnes prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans et 60 % des Albanaises qui sont prostituées en Europe sont mineures . Certaines études estiment quau cours dune année, un enfant prostitué vend ses « services sexuels » à 2 000 hommes (Robinson, 1998). Un rapport du Conseil de lEurope estimait, en 1996, que 100 000 enfants de lEurope de lEst se prostituaient à lOuest. À loccasion du IIe Congrès contre lexploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales, qui a eu lieu à Yokohama, au Japon, lUnicef (2001) évaluait à plus dun million le nombre denfants des fillettes principalement prostitués par lindustrie sexuelle. En 2004, les chiffres tournent autour de deux millions denfants. Aujourdhui, au moins un million denfants sont prostitués en Asie du Sud-Est seulement ; les pays les plus touchés sont lInde, la Thaïlande, Taiwan et les Philippines. Lindustrie de la prostitution représente 5 % du PIB des Pays-Bas, entre 1 et 3 % de celui du Japon et, en 1998, lOrganisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14 % de lensemble des activités économiques de la Thaïlande, de lIndonésie, de la Malaisie et des Philippines (Lim, 1998). Lindustrie pornographique est la troisième industrie en ordre dimportance du Danemark ; elle a connu un développement fulgurant en Hongrie, devenu lun des endroits prisés par les producteurs de films. Les industries sexuelles sont désormais des industries considérables des multinationales pour certaines dentre elles, cotées à la bourse générant des profits fabuleux et des rentrées importantes en devises fortes, ce qui a un effet sur la balance des paiements des pays et donc sur leurs comptes courants ; elles sont considérées comme vitales dans léconomie de plusieurs pays. La prostitution fait même partie de la stratégie de développement de certains États. En outre, sous lobligation de remboursement de la dette, de nombreux États dAsie ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale qui ont offert des prêts importants à développer leurs industries du tourisme et de divertissement. Dans chacun des cas, lessor de ces secteurs a permis lenvolée de lindustrie du commerce sexuel. Dans certains pays, comme au Népal, les femmes et les enfants ont été mis directement sur les marchés régionaux ou internationaux (notamment en Inde et à Hong Kong), sans que le pays ne connaisse une expansion significative de la prostitution locale. Dans dautres cas, comme en Thaïlande, leffet a été le développement simultané du marché local et des marchés régionaux et internationaux. Dans tous les cas, on observe que ces « marchandises » migrent des régions à faible concentration de capital vers les régions à plus forte concentration. Ainsi, par exemple, on estime que depuis dix ans, 200 000 femmes et jeunes filles du Bangladesh ont été victimes de la traite à des fins de prostitution vers le Pakistan, de 20 000 à 30 000 personnes prostituées de Thaïlande sont dorigine birmane et 150 000 personnes prostituées en provenance des Philippines, de Taiwan, de Thaïlande et de Russie ont été installées au Japon. 2. Les politiques libérales participent à lessor des industries du sexe Avec le triomphe des valeurs libérales dans le processus actuel de la mondialisation, le sexe tarifé ainsi que sa représentation, la pornographie, ont connu, dans les dernières décennies, une normalisation. La soumission aux règles du marché et aux lois libérales contractuelles déchange entraîne une acceptation de plus en plus étendue de la prostitution. Elle est désormais, pour un nombre important dÉtats et dorganisations, un « métier comme un autre », un simple « travail du sexe » et même un « droit » ou une « liberté ». Depuis le début du nouveau millénaire, un certain nombre dÉtats a réglementé (légalisé) la prostitution (les Pays-Bas, lAllemagne, la Suisse, lAustralie, la Nouvelle-Zélande, etc.). Au nom de l« autonomie » des personnes et du droit de « contrôler son propre corps » est défendu le « droit » à la prostitution et à la traite des femmes aux fins de prostitution. Cette idéologie libérale sest imposée peu à peu. Pendant longtemps, elle na pas semblé normale, morale ou « naturelle » comme elle peut être perçue maintenant. Il a fallu des changements profonds et un ensemble de conditions propices à sa formulation en tant que « liberté ». Ces changements tiennent tout autant à la croissance des industries sexuelles quà la mondialisation néo-libérale, deux phénomènes étroitement imbriqués. Jamais dans lhistoire, la vénalité sexuelle na été aussi ample, profonde et banalisée. Les bouleversements quelle entraîne sont radicaux pour le tissu social et dans les mentalités. On assiste à la prostitutionnalisation de régions entières du globe et à une pornographisation des imaginaires sociaux, non seulement des systèmes de représentations, mais aussi de certaines façons de penser et dagir. La légalisation (réglementation) de lindustrie de la prostitution, proxénétisme y compris, a pour effet dengendrer une croissance notable des industries du sexe et, par conséquent, entraîne une expansion de la traite à des fins de prostitution. Les Pays-Bas sont un bon indicateur de lexpansion de lindustrie sexuelle et de la croissance de la traite à des fins de prostitution : 2 500 personnes prostituées en 1981, 10 000 en 1985, 20 000 en 1989 et 30 000 en 2004. Il y a 2 000 bordels dans le pays et au moins 7 000 lieux voués au commerce du sexe ; 80 % des personnes prostituées sont dorigine étrangère et 70 % dentre elles dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite. En 1960, 95 % des prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles ne sont plus que 20 %. Dans ce pays, la légalisation devait mettre fin à la prostitution des mineurs, or lOrganisation pour les Droits de lenfant, dont le siège est à Amsterdam, estime que le nombre de mineurs qui se prostituent est passé de 4 000 en 1996 à 15 000 en 2001, dont au moins 5 000 sont dorigine étrangère. Durant la première année de la légalisation néerlandaise, les industries du sexe ont connu une croissance de 25 % (Daley, 2001). Au Danemark, au cours de la dernière décennie, le nombre de personnes prostituées dorigine étrangère, victimes de la traite, a été multiplié par dix. En Autriche, 90 % des personnes prostituées sont originaires dautres pays, et en Italie, les ressortissantes de létranger constituent entre 67 et 80 % des personnes prostituées (Covre et Paradiso, 2000). En Allemagne, 75 à 85 % des personnes prostituées sont dorigine étrangère. En 2003, on estime, en Grèce, à 20 000 les victimes de la traite aux fins de prostitution par année, tandis quelles étaient 2 100 par année au début de la décennie précédente. En dix ans, de 1990 à 2000, 77 500 jeunes femmes étrangères ont été la proie des trafiquants. Ces jeunes femmes, souvent des mineures, ont un prix dachat sur les marchés balkaniques de 500 ¤. Il y a dix ans, le nombre de personnes prostituées dorigine grecque était estimé à 3 400 ; aujourdhui, leur nombre reste plus ou moins le même, mais avec lexplosion de lindustrie prostitutionnelle, le nombre de personnes prostituées dorigine étrangère a été multiplié par dix (Mitralias, 2003). LES POLITIQUES GOUVERNEMENTALES SONT UN FACTEUR DÉCISIF DANS LA PROLIFÉRATION DES INDUSTRIES PROSTITUTIONNELLES ET DE LA TRAITE QUI EN EST UN COROLLAIRE AINSI QUE DANS LEUR RENTABILITÉ. 3. La paupérisation de nombreuses régions du globe crée les conditions propices à toutes les formes de trafic, de traite et de prostitution dêtres humains. Les plus touchés proviennent principalement des pays du Sud et de lEst. À léchelle de ces régions, le bouleversement des structures sociales dû au triomphe de léconomie capitaliste néo-libérale affecte grandement les zones rurales, pousse aux migrations vers les villes, favorise léconomie informelle, notamment les industries du sexe, et les déstructurations sociales. De même, lextension de léconomie de marché et la croissance des inégalités sociales, renforcées par les plans dajustement structurel, les endettements importants des États ainsi que la financiarisation de léconomie sont loin dexclure ou de marginaliser ses victimes. La mondialisation tire même avantage à « les produire » pour son plus grand profit. Les laissés-pour-compte largement des femmes et des enfants sont en réalité « la source des rentes les plus fortes de léconomie mondialisée » (Maillard, 2001 : 60). 4. La mondialisation capitaliste a accentué linégalité de développement entre les pays, ce qui a produit une pression significative en faveur des migrations internationales. Cette mondialisation se caractérise par une féminisation de plus en plus importante des migrations. La Division de la population des Nations Unies estime que le nombre total de femmes vivant hors de leur pays de naissance équivaut à 48 % de lensemble des migrants. La mondialisation se traduit par la féminisation de la pauvreté : sur le 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté dite absolue, 70 % sont des femmes. Parallèlement à lessor de la prostitution locale liée aux migrations de la campagne vers les villes, des centaines de milliers de jeunes femmes sont transportées vers les centres urbains du Japon, de lEurope de lOuest et de lAmérique du Nord pour « offrir » des « services sexuels ». Là où lindustrie de la prostitution est très développée, y compris dans les pays dépendants, des circuits de traite mondiaux sont mis en place dans un va-et-vient effarant : par exemple, en 1994, on estimait à 10 000 le nombre de personnes prostituées originaires de lEurope de lEst opérant en Thaïlande. En contrepartie, les personnes prostituées thaïlandaises sont nombreuses à exercer dans les pays capitalistes dominants : en 1996, elles comptaient pour 60 % des femmes de lindustrie du sexe japonaise. Ces réalités définissent les conditions et lextension de la mondialisation capitaliste actuelle pour les femmes et les enfants victimes de lindustrie du sexe. Les prostituées étrangères se situent évidemment dans le bas de la hiérarchie prostitutionnelle, sont isolées socialement et culturellement, et exercent la prostitution dans les pires conditions possibles, tout en étant sujettes à différentes formes de violence, tant dans le quotidien prostitutionnel que dans leur transport dun pays à lautre . 5. Lindustrialisation du commerce sexuel a induit le développement dune production de masse de biens et de « services sexuels » qui a généré une division régionale et internationale du travail. Ces « biens » sont constitués dêtres humains prostitués. Cette industrie, qui se déploie dans un marché mondialisé qui intègre à la fois le niveau local et le niveau régional, est devenue une force économique incontournable. La prostitution et les industries sexuelles qui lui sont connexes les bars, les clubs de danseuses, les salons de massages, les maisons de production de pornographie, etc. sappuient sur une économie souterraine massive contrôlée par des proxénètes liés au crime organisé et bénéficient aux forces de police corrompues. Les chaînes hôtelières internationales, les compagnies aériennes et lindustrie touristique profitent largement de lindustrie du commerce sexuel. Les gouvernements eux-mêmes en bénéficient : en 1995, on a évalué que les revenus de la prostitution en Thaïlande constituaient entre 59 et 60 % du budget du gouvernement. Ce nest pas sans raison que ce gouvernement faisait, en 1987, la promotion du tourisme sexuel en ces termes : « The one fruit of Thailand more delicious than durian [un fruit local], its young women. » (Santos, 1999) 6. Malgré cela, la très grande majorité des analyses de la mondialisation capitaliste contemporaine ne prend pas en considération limpact sur les sociétés et sur les rapports sociaux de sexe de lindustrie du commerce sexuel. Dans la très importante littérature produite sur le sujet, bien des aspects ont été examinés privatisation, financiarisation, ajustement structurel, déréglementation, enrichissement et appauvrissement, croissance des inégalités, néo-libéralisme, réduction des budgets sociaux, programmes daustérité, paradis fiscaux, etc. mais rares sont les études intégrant dans la dynamique de la mondialisation lessor des industries du sexe . Pourtant, le processus de marchandisation des biens et des services, et plus particulièrement la commercialisation du vivant, y compris des corps et des sexes, ainsi que la monétarisation des relations sociales sont au cur de lactuelle accumulation capitaliste. Et « la marchandisation du vivant est exploitée par les mafias » (Passet et Liberman, 2002 : 38). Nombre dopposants à la mondialisation néo-libérale et à lextension du règne de la marchandise défendent la libéralisation des industries du sexe. Comme si le capitalisme navait pas récupéré le sexe et trouvé « vocation [ ] à marchandiser le désir, notamment celui de la libération, et par là même à le récupérer et à lencadrer » (Boltanski et Chiapello, 2002 : 226). La mondialisation néo-libérale favorise la pénétration de la marchandise dans le domaine de murs et les révolutionne, ayant des effets considérables, mais mal connus, sur les codes sociaux ainsi que sur le psychisme humain et les rapports entre les hommes et les femmes. La « liberté sexuelle » est dorénavant « une valeur marchande et un élément des murs sociales ». « Le plaisir sous cette forme engendre la soumission » (Marcuse, 1968 : 108), particulièrement pour les femmes et les enfants transmutés en marchandises sexuelles. 7. La prostitution est une activité traditionnelle du crime organisé et lexplosion des marchés sexuels est largement contrôlée par ce dernier. Sil en est ainsi, ce nest pas parce que la prostitution est illégale ou prohibée. Dans les pays où la prostitution est légale (Allemagne, Pays-Bas, Suisse, Grèce), comme dans ceux où des bordels sont propriétés dÉtat (Turquie, Indonésie) ou dans les pays qui la reconnaissent comme une industrie vitale à léconomie nationale (Thaïlande, Philippines), le rôle du crime organisé reste fondamental dans lorganisation des marchés. Cest que la violence est décisive dans la production des « marchandises sexuelles » que sont les personnes prostituées. « En vingt jours, on peut briser nimporte quelle femme et la transformer en prostituée », raconte une responsable bulgare dun foyer de réinsertion (citée par Chaleil, 2002 : 498). Le rapt, le viol, labattage il existe de camps dabattage ou de soumission non seulement dans les pays du Sud, mais également dans les Balkans, en Europe centrale et en Italie, où labattage est nommé « écolage » la terreur et le meurtre ne cessent dêtre des accoucheurs et des prolongateurs de cette industrie. Ils sont fondamentaux non seulement pour le développement des marchés, mais également pour la « fabrication » même des « marchandises », car ils contribuent à rendre les personnes prostituées « fonctionnelles » cette industrie exigeant une disponibilité totale des corps. La criminalité financière et économique ainsi que toutes les autres formes de criminalités ne sont pas un phénomène marginal venant se greffer sur la mondialisation capitaliste ; cette criminalité est consubstantielle, comme le souligne Jean de Maillard (2001), à la mondialisation néo-libérale et à son principe de la dérégulation. Les organismes financiers les plus « honorables » participent aux opérations de blanchiment, ce qui est en fait un mode de légalisation des profits criminels. Les États sils ne légalisent pas de telles activités en tirent néanmoins des bénéfices considérables. Le produit criminel brut est évalué à 15 % du commerce mondial (Passet et Liberman, 2002 : 60). Actuellement, on assiste à une forte expansion des organisations criminelles se lançant dans la traite des êtres humains. En fait, au sein des secteurs dactivité de la criminalité organisée, la traite est le segment qui croît le plus rapidement. 8. La prostitution est fondée sur la violence. Elle se nourrit delle et lamplifie. Les violences exercées à lendroit des personnes prostituées sont multiples et, souvent, innommables. La première violence est intrinsèque à la prostitution : la chosification et la marchandisation ont pour fonction la soumission des sexes à la satisfaction des plaisirs sexuels dautrui. La deuxième lui est également inhérente : on devient une personne prostituée à la suite de violences sexuelles selon différentes études, entre 80 et 90 % des personnes prostituées en Occident ont été agressées sexuellement dans leur jeunesse , physiques, psychiques, sociales et économiques. La troisième est liée à lexpansion de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution et à la dégradation consécutive des conditions dans lesquelles évoluent les personnes prostituées. Lextension du champ monétaire entraîne « la transformation en marchandise de ce qui nest pas produit pour être marchandise » (Gauron, 2002 : 34). Ce processus de marchandisation sopère au prix dune tension et dune violence considérables. Cela savère encore plus vrai dans la métamorphose de lhumain en marchandise. Lappropriation privée des corps, leur transmutation en marchandises et leur consommation, nécessite, en aval comme en amont, lemploi de la force. La violence est constitutive de la marchandisation des êtres humains et de leur corps. Les méthodes de recrutement des proxénètes ne sont pas la simple addition de conduites privées et « abusives », mais sinsèrent dans un système structuré qui nécessite la violence. La brutalité dun nombre important de clients dérive du fait que la transaction vénale leur confère une position de pouvoir. Une étude sur les personnes prostituées de rue en Angleterre établit que 87 % dentre elles ont été victimes de violence au cours des douze mois précédents ; 43 % dentre elles souffrent de conséquences dabus physique graves (Miller, 1995). Une recherche menée à Chicago a montré que 21,4 % des femmes exerçant des activités descortes et de danseuses nues ont été violées plus de dix fois (Boulet, 2002). Une étude américaine menée à Minneapolis montre que 78 % des personnes prostituées ont été victimes de viol par des proxénètes et des clients, en moyenne 49 fois par année ; 49 % ont été victimes denlèvement et transportées dun État à un autre et 27 % ont été mutilées (Raymond, 1999). Quelque 75 % des escortes ont commis une tentative de suicide (Chester, 1994). Les femmes et les filles embrigadées dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale. Lâge moyen dentrée dans la prostitution en Amérique du Nord est de 13 ou de 14 ans (Giobbe, 1992 ; John Howard Society of Alberta, 2001). Dans de telles conditions, peut-on soutenir quil y a vraiment une prostitution « libre », volontairement choisie ? Certains des bordels légaux du Nevada et du Nouveau-Mexique ont des enceintes grillagées, des chiens, des surveillants, comme sils nétaient quun univers carcéral où les personnes prostituées sont en situation de détention ou desclavage. À Hambourg, les accès de certains quartiers réservés à la prostitution sont fermés par des chicanes. À Istanbul, lentrée des complexes « bordeliers » que sont les genelevs est sous surveillance. À Calcutta, des personnes prostituées soffrent derrière les barreaux. En Thaïlande, des enfants sont sortis dune cage pour le bénéfice des touristes sexuels. Le propriétaire dune boîte de nuit, dans le nord-est de la Bosnie, sest installé au milieu des champs de mines, avec une seule voie daccès. Les personnes prostituées ne peuvent sévader. Des guetteurs surveillent lissue. La prostitution soi-disant « libre » relève du libéralisme et non de la liberté. Entre 85 et 90 % des personnes prostituées sont sous la coupe dun proxénète ou dun réseau de proxénètes . À cause du déséquilibre des rapports de force et des discriminations systémiques, le droit libéral contractuel où deux personnes juridiquement égales passent un contrat, est, dans ce domaine comme ailleurs, un instrument dasservissement et de dépendance des personnes. Les personnes soumises au pouvoir marchand masculin sont astreintes à ses règles et à son fonctionnement. Le droit dune personne de se livrer à la prostitution et de permettre quune autre personne profite des revenus quelle en tire est, dans loptique libérale, normalisé. La loi allemande légalisant la prostitution encourage la traite, via les agences internationales de mariage, en permettant à une conjointe née à létranger et mariée à un citoyen allemand de se prostituer et à son mari de vivre des fruits de sa prostitution. La mondialisation des marchés est, dans tous les textes internationaux ou européens, non seulement une valeur admise et commune, mais également une valeur à promouvoir. La marchandisation des êtres humains est autorisée, à la condition quelle ne soit pas « abusive », ou quelle ne soit pas « forcée » sous certaines conditions. Des formes légales de la traite sont permises, y compris dans les pays où la prostitution est illégale. De nombreux États délivrent des visas dartistes pour les danseuses nues, recrutées en Europe de lEst et en Asie du Sud-Est, et qui sont rapidement mises sur le marché prostitutionnel, quand les bars où elles évoluent ne sont pas eux-mêmes des lieux de prostitution. Les agences internationales de rencontre et de mariage avec les « beautés slaves » et les Asiatiques « exotiques » font des affaires dor dans les pays capitalistes dominants. La prostitution nest plus considérée comme une forme dassujettissement du sexe féminin aux hommes, au système patriarcal, elle est désormais un « droit » et une « liberté ». Les années quatre-vingt-dix ont été caractérisées par la légitimation de la marchandisation sexuelle des femmes et des enfants au profit du système prostitutionnel, au nom de la mise en uvre de certaines modalités de sa régulation. 9. Les femmes et les enfants des minorités sont victimes de lindustrie mondiale sexuelle dune façon disproportionnée par rapport à leur proportion dans la population. Cest notamment le cas des minorités ethniques et des tribus de la province du Yunnan en Chine et des minorités ethniques en Thaïlande du Nord et au Myanmar. Entre 1990 et 1997, environ 80 000 femmes et enfants originaires de la région du Mékong ou appartenant aux ethnies vivant le long de la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar ont été recrutés par lindustrie de la prostitution en Thaïlande. Les personnes originaires de la minorité hongroise en Roumanie, de la minorité russe dans les pays baltes et des minorités tsiganes un peu partout en Europe de lEst sont « sur-représentées » parmi les personnes prostituées dans leur propre pays ainsi quen Europe de lOuest. Les Autochtones du Canada et ceux de nombreux pays latino-américains sont également « sur-représentées » parmi les personnes prostituées de leurs pays respectifs. À léchelle mondiale, les clients du Nord profitent de femmes et denfants du Sud et de lEst, ainsi que des femmes et des enfants des minorités ethniques ou nationales. Au Sud lui-même les clients nationaux exploitent des femmes et des enfants de minorités nationales. 10. Le déploiement massif actuel de la prostitution est un effet, entre autres, de la présence de militaires engagés dans des guerres ou des occupations de territoire. La très importante industrie de la prostitution de lAsie du Sud-Est a pris son envol grâce aux guerres de Corée et du Vietnam et au stationnement de troupes occidentales dans les pays limitrophes, notamment en Thaïlande et aux Philippines. La croissance très importante de la prostitution locale a permis létablissement de linfrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel, grâce notamment à la disponibilité de la « main-duvre » générée par la présence militaire . Des loisirs plus importants, des facilités de communications et de déplacement vers létranger, la construction sociale, par la pornographie, dune image exotique et sensuelle des personnes prostituées asiatiques, qui seraient, grâce à leur culture, sexuellement matures malgré leur jeune âge, et les politiques gouvernementales favorables au tourisme sexuel ont contribué à lexplosion de cette industrie. Dans les années quatre-vingt-dix, 18 000 personnes prostituées coréennes étaient au service des 43 000 militaires états-uniens stationnés dans ce pays. Aujourdhui, 8 500 femmes, originaires surtout des Philippines et de la Russie, sont victimes de la traite aux fins de prostitution pour les militaires états-uniens de Corée. Elles ont pu entrer au pays au moyen de visas de « divertissement » délivrés par le gouvernement à la suite de négociations avec lassociation des propriétaires de bars des camptowns. On évalue quentre 1937 et 1945, larmée japonaise doccupation a utilisé entre 100 000 et 200 000 prostituées coréennes incarcérées dans des « bordels de réconfort ». Quelques jours seulement après la défaite japonaise, lAssociation pour la création de facilités récréatives spéciales, financée indirectement par le gouvernement nippon, ouvrait un premier bordel de réconfort pour les soldats états-uniens. À son point culminant, cette Association employait 70 000 prostituées japonaises. LOrganisation internationale pour les migrations (OIM) évalue à 10 000 le nombre de personnes prostituées clandestines en Bosnie. LOIM estime que 250 000 femmes et enfants de l'Europe de l'Est sont victimes de la traite via la Serbie et les États voisins, dont un grand nombre se retrouve dans les nouveaux protectorats internationaux de Bosnie et du Kosovo pour desservir soldats, policiers et membres des ONG. L'utilisation de « facilités récréatives » fait encore partie des politiques du Pentagone. Immédiatement après la première guerre contre lIrak, les troupes états-uniennes ont été envoyées en Thaïlande pour y prendre du « bon temps ». 11. Entre un million et deux millions de mineurs rejoignent chaque année, dans le monde entier, les rangs des victimes du tourisme sexuel, cest-à-dire de la prostitution organisée. Comme si la planète était devenue un immense lupanar. Le tourisme est un des secteurs très importants des économies des pays de lAsie et du Pacifique. Il est au premier rang, en tant que secteur économique et source principale de devises, en Thaïlande, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Il se situe en deuxième position à Hong Kong, en Malaisie et aux Philippines et au troisième rang à Singapour et en Indonésie. En Nouvelle-Zélande, lindustrie touristique emploie plus de 200 000 personnes. À Hong Kong, le tourisme emploie 12 % de la main-duvre et contribue pour environ 7 % à léconomie. Le secteur du tourisme en Thaïlande concerne plus de 1,5 million demplois. À Singapour, la balance des paiements est attribuée par le FMI à lexcédent réalisé par le secteur du tourisme dont la part dans léconomie est denviron 10 %. Tous les États sus-mentionnés sont des pays de destination de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution. En 1998, on estimait à 200 000 environ le nombre dAllemands qui se rendaient à létranger chaque année pour avoir des relations sexuelles avec des enfants, leur préférence allant souvent aux fillettes au début de ladolescence. Des agences allemandes spécialisées dans les rencontres et les mariages internationaux proposent également des mineures russes. En 2003, on évalue que 62 % des enfants prostitués costaricains ont été la proie de touristes sexuels. Au moins 70 pages sur Internet présentent le Costa Rica comme un paradis sexuel. Un guide de voyage soulignait quil était aussi facile de « se procurer » une jeune Thaïlandaise que dacheter un paquet de cigarettes » (Formoso, 2001). Lattrait que suscite la Thaïlande, le « pays du sourire », pour les étrangers na cessé de croître au cours des trois dernières décennies. En 1970, on comptabilisait 630 000 visiteurs par an, en 1998, 7,8 millions. En 1995, le tourisme engendrait 7,1 milliards de dollars américains de recettes ; il était la première source de devises étrangères et comptait pour 13 % du PIB de la Thaïlande. Le pays était la première destination récréative dAsie du Sud-Est. Le sexe ratio des touristes en Thaïlande présente un déséquilibre constant en faveur des hommes, qui constituent les deux tiers des visiteurs. Même si le sexe vénal avec les jeunes filles et garçons thaïlandais nest pas nécessairement la principale motivation du séjour, peu se soustraient aux quartiers chauds « dont les guides de voyage présentent les attractions comme des curiosités locales, lorsquils ne poussent pas à la consommation en donnant les bonnes adresses ou en insistant sur la facilité daccès aux services sexuels » (Formoso, 2001). En 2001, 65 % des touristes qui visitaient le Cambodge étaient des hommes ; ce pays est connu pour la prostitution des enfants. Les touristes sexuels peuvent acheter des périples qui incluent vols internationaux, hébergement, fêtes privées, massages et la présence, chaque jour, de la fille de leur choix. Les tarifs pour une semaine : 7 500 ¤ pour Moscou ou 6 000 ¤ pour Bangkok et Pattaya (Dozier, 2004). La banalisation du tourisme à des fins de vénalité sexuelle est telle que le bordel australien Daily Planet a reçu, en 1991, le Victorian Tourism Award pour sa contribution à léconomie de la région. En 2001, à la faveur du Grand Prix de la Formule-1 de Hongrie, pour « bien desservir » les touristes, les autorités locales ont légalisé la prostitution pendant les trois jours de lévénement. Le tourisme sexuel entraîne la prostitutionnalisation du tissu social : pour 5,4 millions de touristes sexuels par an en Thaïlande, on compte désormais 450 000 clients locaux par jour (Jeffreys, 1999 : 186-187). Désormais, 75 % des Thaïlandais sont clients. Le tourisme sexuel nest pas limité aux pays du Sud ou de lEst. La Reeperbahn de Hambourg et les quartiers chauds dAmsterdam et de Rotterdam sont des destinations bien connues des touristes sexuels. Les pays qui ont légalisé la prostitution ou qui la promeuvent sont devenus des lieux touristiques importants. Cest également à partir de ces pays que les ONG nationales militent au niveau européen et international pour faire reconnaître la prostitution comme un « travail sexuel ». 12. Laccumulation dargent est le but du système dans sa totalité et, en particulier, du système proxénète qui domine et organise lindustrie de la prostitution. Largent est à la fois lentremetteur entre le client et la personne prostituée et lobjectif de la transaction. Il confère pouvoir et toute-puissance aux proxénètes et aux clients et engendre la dévalorisation des personnes objets de la transaction sexuelle. Dans la société bourgeoise, les relations de pouvoir sont « à la fois intentionnelles et non subjectives », les rapports de domination et de sujétion sont immanents au « domaine où ils sexercent » et « constitutifs de leur organisation ». Ces relations de pouvoir produisent la sexualité de nos sociétés. « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire quil y va de notre libération », souligne Foucault (1976 : 211). Caractérisée par la marchandisation, la vénalité sexuelle se concrétise donc dans lobjectivation, dans lasservissement comme objet et dans la soumission à son moyen déchange, largent, son appropriation exigeant à la fois aliénation et dessaisissement. La monétarisation des relations sociales « repose sur la marchandisation extensive des besoins sociaux, [et] la croissance actuelle implique une colonisation des rapports humains et de la culture par largent » (Perret, 2000). En effet, les rapports humains sont de plus en plus soumis à largent et à la marchandisation. La victoire du néo-libéralisme dans les années quatre-vingt a permis une accélération de la soumission à la monétarisation des rapports sociaux. Cette accélération sest traduite par un essor considérable des industries du sexe et par un discours, relevant du libéralisme le plus plat, qui légitime leurs activités. Cette monétarisation se produit en particulier au détriment des femmes et des enfants, devenus, pour des dizaines de millions dentre eux, des « produits » sur les marchés sexuels, consommables et jetables après usage. 13. La croissance effrénée des industries du sexe a pour effet une remise en cause des droits humains fondamentaux, notamment ceux des femmes et des enfants devenus des marchandises sexuelles. Le statut des femmes et des enfants a même gravement régressé. Désormais, dans de nombreux pays dépendants ainsi que dans ceux de l'ex-bloc soviétique, sous l'impact des politiques d'ajustement structurel et de l'économie de marché, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles matières brutes (new raw ressources dans la littérature anglaise) exploitables et exportables dans le cadre du développement du commerce national et international. Du point de vue de leurs possesseurs, ces femmes et ces enfants se caractérisent par un double avantage. Il se traduit par la marchandisation non seulement des corps et des sexes, mais également par celle des femmes et des enfants vendus successivement à différents réseaux criminels proxénètes puis aux clients, d'où lidée fréquente de l'apparition d'une nouvelle forme d'esclavage pour caractériser la traite dont sont victimes des millions de femmes et d'enfants. Le capitalisme néo-libéral trouve son expression achevée dans le domaine des industries du sexe. Ce régime daccumulation étroitement lié aux dérégulations de la mondialisation renforce dune façon considérable le système doppression des femmes et leur asservissement au plaisir dautrui, au plaisir masculin. En réduisant les femmes à une marchandise susceptible dêtre achetée, vendue, louée, appropriée, échangée ou acquise, la prostitution affecte les femmes en tant que groupe. Elle renforce léquation établie par la société entre femme et sexe, réduisant les femmes à une humanité moindre et contribuant à les maintenir dans un statut inférieur partout dans le monde. Lindustrie du sexe est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement, et la prostitution comme un travail légitime. Elle est pourtant basée sur une violation systémique des droits humains et une oppression renforcée des femmes. 14. Les valeurs libérales ont contaminé une partie importante de la gauche et du mouvement des femmes. Ce sont les sociaux-démocrates et les Verts allemands qui ont légalisé la prostitution. Au nom de la compétitivité des entreprises et des déficits budgétaires, ces mêmes partis remettent en cause certains des acquis sociaux. Sans tirer ici le bilan de cette gauche qui, au nom de valeurs qui relèvent davantage du libéralisme que du socialisme, sest non seulement adaptée aux « contraintes » capitalistes, mais fait la promotion des bienfaits du marché, il faut souligner que son acceptation des valeurs libérales lui a permis de jouer, dans certains pays, un rôle actif dans la normalisation des industries du sexe au nom de la défense des « travailleuses du sexe » et du « droit à lautodétermination individuelle », dont le droit à la prostitution. Le mouvement des femmes est lui-même désormais divisé sur la question de la prostitution. Les organisations de femmes et les féministes libérales, qui défendent sa dépénalisation, sappuient sur la distinction entre « prostitution volontaire » et « prostitution forcée ». Pour Élisabeth Badinter (2002), par exemple, la prostitution sintègre dans un « droit chèrement acquis depuis à peine trente ans [qui] appelle le respect de tous : la libre disposition de son corps ». La distinction entre prostitution « libre » et « forcée » lui permet de dénoncer le discours qui prétend que les personnes prostituées sont « les victimes de la logique économique libérale et de la domination masculine propre au patriarcat ». Les qualifier de « victimes » serait admettre lexistence dune oppression sociale structurelle, ce qui nest plus le cas : « [L] e patriarcat [est] agonisant dans nos sociétés. » Pour les défenseurs de la prostitution, certaines affirmations reviennent comme des leitmotive. Premièrement, la prostitution est, en général, un « travail volontairement choisi » ; deuxièmement, la prostitution est léquivalent dun emploi de services, puisque cest la simple vente dun service sexuel ; troisièmement, les restrictions légales à la prostitution constituent une violation des droits civiques, notamment celui de pouvoir librement choisir son emploi. Enfin, la légalisation mettrait fin à la stigmatisation du « métier », le normaliserait comme simple « travail du sexe » et conférerait des droits sociaux aux personnes prostituées. Sauf que dans les pays où la prostitution a été légalisée, les personnes prostituées qui senregistrent pour avoir accès à une protection sociale sont très minoritaires : 4 % aux Pays-Bas, entre 5 et 8 % en Allemagne, entre 6 et 10 % à Vienne (Autriche), 7 % à Athènes (Grèce), etc. La prostitution, quelle soit légale ou illégale, comme les autres industries du sexe, nest pas organisée pour les personnes prostituées, elle les marchandise et les monnaye. Elle est organisée par un système proxénète en faveur des clients. Où sont donc les proxénètes et les clients dans les propos des défenseurs de la prostitution ? Au mieux, les clients napparaissent que comme parties contractantes de léchange, que comme consommateurs. Ils ont le « droit » de consommer les personnes prostituées, puisque cela relève du droit contractuel bourgeois : cest une entente conclue entre deux personnes consentantes (comme si la tierce personne, le proxénète, nétait jamais impliquée). Pourquoi ne pas défendre un autre droit du consommateur, celui de voir renouveler la marchandise périodiquement la traite aux fins de prostitution ne sert-elle pas précisément à cela ? En effet, cette traite ne leur pose pas problème, puisquelle est considérée, elle aussi, comme « volontaire » et est assimilée à la migration de « travailleuses du sexe ». Ils ont peut-être le droit également à une qualité supérieure de marchandise ? En Allemagne, toutes les entreprises de quinze employés et plus, y compris les bordels, doivent maintenant obligatoirement « embaucher » des apprentis sous peine de pénalités financières ! Quelle personne sensée encouragerait une quelconque adolescente à suivre un apprentissage dans un Eros center ? Définir la prostitution ou la traite aux fins de prostitution par la contrainte ou labsence de contrainte implique quil nest plus nécessaire danalyser la prostitution en tant que telle : son sens, ses mécanismes, ses liens avec le crime organisé, son inscription dans les relations marchandes et patriarcales, son rôle dans loppression des femmes, etc. La légitimation de la prostitution passe par cette opération de réduction libérale. Cest en 1993 que lUnion européenne et les organisations internationales ont commencé à utiliser lexpression « prostitution forcée ». Depuis, les documents internationaux et européens ne sengagent à lutter que contre certaines formes de la traite à des « fins dexploitation sexuelle ». Avec la négation du lien entre la traite et la prostitution, source de la traite, les pays ayant légalisé la prostitution peuvent adhérer aux nouvelles conventions qui condamnent certaines formes de traite (du point de vue de la criminalité transnationale et non de la prostitution des femmes). Combattre uniquement la traite, cest réprimer le transfert de personnes prostituées entre les pays et non pas lutter contre leur prostitution . Cela est encore plus vrai lorsque cela ne concerne que les formes les plus abusives de la traite et non la traite elle-même. 15. Il est vain de lutter contre la traite des êtres humains sans lutter contre le système prostitutionnel qui en est la cause. Lofficialisation institutionnelle (la légalisation) des marchés du sexe renforce les activités de lorganisation proxénète et du crime organisé. Cette consolidation, accompagnée dun accroissement important des activités prostitutionnelles et de la traite, entraîne une dégradation non seulement de la condition générale des femmes et des enfants, mais aussi, en particulier, celle des personnes prostituées et des victimes de la traite à des fins de prostitution, ces dernières étant généralement criminalisées en tant quimmigrantes clandestines. La lutte contre la prostitution et la traite aux fins de prostitution sinscrit dans lobjectif plus général de lutte pour légalité des femmes et des hommes. Cette égalité restera inaccessible tant que les hommes achètent, vendent et exploitent des femmes et des enfants en les prostituant. Labolitionnisme féministe représente une résistance à cette marchandisation sexuelle ; il est un élément fondamental de la lutte contre le néo-libéralisme, la privatisation du vivant, la mondialisation capitaliste et le système proxénète planétaire. Cet abolitionnisme soppose à la monétarisation des rapports sociaux et à la marchandisation du sexe des êtres humains. Il est la seule position juridique, philosophique et politique qui peut permettre la contestation de lordre marchand et sexiste tel quil se déploie dans lindustrie mondialisée du commerce du sexe. Il est basé sur le caractère inaliénable du corps humain. Labolitionnisme traditionnel vise l« abolition » des règlements sur les personnes prostituées, et non labolition de la prostitution, et ne sattaque pas à lune des causes de la prostitution : les clients (la demande) . Il na pas non plus développé les politiques sociales permettant aux personnes prostituées déchapper au système prostitutionnel . Cet abolitionnisme, qui fonde le système juridique de nombreux États, doit donc être repensé et réactualisé. Ouvrages cités ATTAC, (2003), Quand les femmes se heurtent à la mondialisation, Paris, Mille et une nuits. 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Un autre texte de Richard Poulin est disponible sur : http://sisyphe.org/article.php3?id_article=908 « Prostitution, crime organisé et marchandisation », article publié dans la Revue Tiers Monde (Paris, PUF, vol. XLIV. n° 176, octobre-décembre 2003 : 735-769). Avec une bibliographie. Voir aussi «Pour une politique abolitionniste canadienne», par Richard Poulin http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1828 |